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17 Avril 1998
 
Jules fut le premier à poser le pied sur les marches de la bâtisse. Il s’arrêta sur le seuil, et d’un seul regard prit en compte les pans de pelouse claire et desséchée parsemant un jardin à l’aspect décrépit, le mince chemin de terre menant du portail principal à l’escalier dont il venait de fouler les trois marches, et les nombreux arbres, verts et feuillus, seul point de vie dans ce qui ressemblait à une photographie, un monde en suspens. En attente de quoi ? Jules ne savait même pas pourquoi il se posait une telle question, et tandis qu’une minuscule ride d’inquiétude parait déjà son front, il resserra encore ses doigts sur la mince feuille de papier dans sa poche, celle qui avait démarré toute cette folie. Elle paraissait déjà bien dérisoire devant la sensation de malaise qui pesait sur son estomac.
 
Jules se revit, au milieu de la librairie vide et illuminée des premières lueurs de l’aube, ouvrir son premier carton de donations de la journée. Il aurait du être habitué à l’odeur de vieux papier et de poussière, pourtant il était toujours surpris, plus encore que par l’odeur, par l’élan d’affection qu’il ressentait pour son propre métier. Il se dit qu’il mériterait des vacances, un répit de l’ambiance feutrée d’une librairie ternie par la frénésie de l’organisation que demandent des centaines d’ouvrages, et des clients exigeants. Mais il ne cesserait jamais d’aimer les livres.
Il sortit cinq volumes simultanément, examina rapidement leurs reliures, leur état, se fit une note mentale de l’endroit qui leur serait attribué. Il travaillait plus ou moins sous pilote automatique, il n’avait pas le temps de tergiverser, encore cinq cartons à ouvrir, une centaine de livres à ranger, des vignettes à préparer, des étiquettes à étiqueter. ‘Bon sang,’ pensa-t-il. ‘J’ai vraiment besoin de vacances.’
Lorsqu’il atteignit le fond du premier carton, ses yeux s’écarquillèrent de surprise. Il effleura de son index le bord d’un ouvrage impressionnant, non par sa taille mais par les riches ornements parant le cuir de sa couverture. ‘Oui,’ se dit-il, ‘riche est le mot’. Ce livre ne sentait pas que le vieux papier et la poussière, ce livre sentait l’argent. Il était en train d’imaginer le rayon où les fils d’or incrustés dans le cuir recevraient la meilleure lumière tout en feuilletant de façon distraite les pages, lorsqu’un morceau de papier jauni tomba à ses pieds. Il ramassa la feuille, déjà inquiet qu’une page de cette merveille se soit décrochée, pour se rendre compte en la retournant qu’elle était marquée de plusieurs tâches sombres, ainsi que d’une série de caractères rédigés à l’encre en de fines pattes de mouche. Sans même la lire, il reconnut l’urgence de l’écriture, dans le manque d’espace entre les mots ou dans la façon dont certains étaient rectifiés à la hâte, à grands et frénétiques coups de plume.
 
24 Mars, 1882
 
C’est l’heure. Mais que dis-je. Il est déjà trop tard.
 
Jules cligna une, deux fois des yeux. La mise en forme des caractères et les mots eux-mêmes avaient suffi à le plonger dans un étrange état cathartique, entre stupéfaction et terreur. Il y vit une preuve qu’il lisait bien trop. Il s’attendait presque à sentir l’humidité de la mine de la Moria sur sa peau, le bruit assourdissant des tambours dans ses oreilles. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. S’il lisait tellement, c’était parce qu’il n’avait jamais été attiré par les mystères de la vie réelle. Ce qui le rassurait dans un roman, c’était que malgré les péripéties des héros, il était toujours relativement sûr que l’histoire finirait bien. Connaître l’arrivée est assez pour se délecter du récit du parcours. Alors que dans la vraie vie, rien n’est certain, et tout l’effraye. Comment expliquer alors, qu’il sentait, qu’il savait qu’il devait en savoir plus…
Une rapide recherche permit à Jules de déterminer le nom du propriétaire du livre, et les circonstances dans lesquelles le volume avait été donné, lui et une vingtaine d’autres ouvrages sur l’histoire de la région. Serge et Marie Hans avaient récemment découvert qu’ils étaient les derniers descendants d’une lignée et qu’ils venaient d’hériter d’un manoir, appelé par tous les habitants de Juvilat ‘le Manoir Schulze’. La demeure était abandonnée depuis plus d’un siècle, puisque restée déserte après la mystérieuse disparition de Gaspard Schulze et de sa femme Margareth en 1882. Les Hans, déjà installés avec leur petite fille de 3 ans, étaient réticents à l’idée d’emménager dans une vieille bâtisse abandonnée. Ils en firent une rapide visite, se débarrassèrent de certains objets qui n’avaient aucune valeur à leur yeux, ni « monétaire » ni sentimentale. Ils passèrent ensuite le seuil une seconde, et probablement dernière, fois. Ils décidèrent de louer le Manoir. Et Jules se rendit compte qu’il savait exactement où il allait passer ses « vacances ».
 
Jules secoua légèrement la tête, essayant de s’ancrer dans le présent. Le sentiment d’angoisse commençait à se dissiper sous l’action du bruit de la douce brise agitant les feuilles des chênes alentours, l’angoisse ne laissant derrière elle qu’une légère confusion sur sa provenance.
‘Compte sur toi pour te faire peur tout seul,’ pensa Jules. ‘Arrête maintenant ou tu finiras par rompre un anévrisme avant 30 ans.’
Il n’arrivait pas à se faire rire, mais un sourire apparut sur ses lèvres lorsqu’il aperçut arriver les deux personnes qui avaient accepté de le suivre : son frère Oscar et son meilleur ami Bastien. Les seuls à qui il avait seulement présenté la requête. Mêmes aux personnes en qui on a le plus confiance au monde, difficile d’annoncer qu’on va poser son unique congé annuel, 3 longues semaines, dans une bâtisse vétuste à l’orée d’un bois. Oscar peinait à avancer sous le poids d’un énorme sac en papier rempli de provisions, tandis que Bastien bondissait joyeusement à ses côtés, apparemment sans un souci au monde, et certainement pas un ami en train d’avoir une crise cardiaque juste sous son nez. Le sourire de Jules s’élargit; il oubliait de temps à autres que Bastien a 26 ans, à peine un an de moins que lui, quand parfois il avait l’impression d’être vieux d’un siècle dans sa propre tête.
‘Belle baraque hein ?’ s’enthousiasma Bastien, sautillant d’un pied à l’autre comme un gamin. Il n’était pas en train d’exagérer. Le Manoir les surplombait de ses deux hauts étages, ses nombreuses fenêtres toutes intactes, les tuiles sombres semblant en parfait état, comme protégées par leur couverture de mousse. La demeure avait beau avoir été abandonnée durant un siècle, excepté quelques fissures zébrant les briques grisâtres, elle paraissait en bon état, stable et paisible.  
‘Je me demande si l’intérieur est du même acabit,’ poursuivit Bastien. ‘Toujours pas prêt à nous dire comment tu l’as trouvée ?’
‘Ha hum, mais je te l’ai dit…’ lui répondit Jules, ‘juste… par hasard.’
‘Bien sûr,’ rétorqua Bastien avec ironie.
Les doigts de Jules se resserrèrent encore sur la fine et fragile feuille dans sa poche. Bastien, entendant le froissement, fronça ses sourcils, mais n’ajouta rien d’autre.
Les mensonges commencent très tôt cette fois, bien joué Jules,’ semblait lui chuchoter sa conscience. ‘Qu’est-ce que j’aurais bien pu lui dire, hein ?’ lui répondit-il. Pas besoin d’essayer de les convaincre de l’accompagner et tenter de découvrir ce qui s’est passé entre les murs du Manoir Schulze, il était lui-même sûr qu’il n’y avait absolument rien à découvrir. Et il ne pouvait même pas s’expliquer à lui-même l’étrange connexion qu’il avait semblé ressentir avec le défunt propriétaire des lieux, à la lecture de ses mots. Il est déjà trop tard.
‘Pourquoi tu fais cette tête Juju, t’as vu un fantôme ?’ s’exprima Oscar, affichant un sourire narquois qui semblait engloutir son visage tout entier. Ses yeux brillaient de malice derrière les verres de ses lunettes.
Jules poussa doucement son frère à l’intérieur de la maison sans plus de paroles, tint la porte ouverte pour Bastien, et se demanda tout du long si cette fois il allait éviter de payer pour les conséquences de ce qui était probablement une mauvaise décision.
 
***
 
La porte émit un léger déclic à sa fermeture.
‘Woh, c’est sombre là-dedans,’ se fit entendre la voix de Bastien. ‘Jules ? Tu dois te trouver près d’un interrupteur ?’
‘Oui, je crois que…’ répondit Jules, tout en tâtant le mur sur sa droite. Ses doigts trouvèrent un cordon, qu’il abaissa, plongeant le hall dans une lumière jaunâtre. Une simple ampoule pendait du plafond au bout d’un fil électrique, preuve de la grossière tentative de mise aux normes effectué par les nouveaux propriétaires. Pourquoi s’étaient-ils montrés si pressés de louer la demeure ? Pour couvrir les frais de leur inexistant travail de rénovation ? Cela n’avait aucun sens.
‘Bon, je crois que j’ai ma réponse. Ca paraît carrément plus sinistre à l’intérieur,’ annonça Bastien à voix basse.
Jules acquiesça de façon silencieuse. En son temps la pièce avait du être décorée avec goût, mais le papier peint avait pâti des effets du temps et de l’humidité, les meubles paraissaient anciens et délabrés, certains étaient clairement rongés de mites, et le carrelage était propre mais fade. Au bout du hall, un énorme miroir était tellement vieux qu’il était devenu presque opaque, seuls les bords pouvaient encore donner une image terne et déformée de la pièce. Mais il y avait aussi autre chose, un détail sur lequel Jules n’arrivait pas à mettre le doigt. Comme si la pièce n’était pas seulement altérée au sein du miroir, mais que tout était légèrement bancal. Jules décida de mettre l’impression sur le dos de trop de nuits d’insomnie et d’une sensation inappropriée d’angoisse. 
‘Reprends-toi,’ se corrigea Jules, ‘tu n’es pas Alice au Pays des Merveilles.’ 
Il ne put s’empêcher de rire, et Bastien tourna vivement la tête dans sa direction. ‘Qu’est-ce qui te prend à toi ? Eh Oscar, je crois que ton frère a perdu la boule.’
Jules se rendit compte qu’il n’avait pas entendu son frère prononcer un seul mot depuis leur entrée dans le Manoir. ‘Ne l’écoute pas Oscar, il est juste jaloux de ne pas avoir le genre de riches conversations que je peux tenir avec moi-même… Oscar ?’ 
Tout en parlant, Jules s’était approché de son frère, qui leur tournait toujours le dos, le sac de provisions complètement oublié à ses pieds, la tête légèrement enfoncée entre ses deux épaules.
‘Tu pourrais au moins me regarder quand je te parle,’ dit Jules, le ton inquiet allant à l’encontre du sens voulu de ses paroles, tout en étendant une main vers le bras d’Oscar. Celui-ci se retourna au contact, et les mots que Jules allait prononcer se noyèrent quelque part dans sa gorge.
 
***
 
Jules se réveilla en sursaut, essoufflé et en sueur, les yeux parcourant la chambre comme s’il avait oublié où il se trouvait. Pendant un instant il eut l’impression que la lueur rouge était toujours présente, celle qui habitait les orbites de son frère dans le rêve, et son cœur battant déjà la chamade augmenta encore en fréquence. Puis sa vision s’éclaircit, et il se rendit compte qu’il venait d’être terriblement effrayé par son réveil électrique. Sa tête tomba avec un bruit sourd sur l’oreiller tandis qu’il soupirait de soulagement. ‘Une nuit,’ pensa-t-il, ‘une nuit et cette baraque est déjà en train de te rendre fou.’ Alors que le sommeil le rappelait, c’est à une idée inconnue qui fit à nouveau battre son cœur de panique. La pensée, peut-être, que cette révélation n’était pas vraiment une surprise.