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Le lendemain, Jules n’avait absolument rien oublié de son rêve de la veille. Au contraire, il avait l’impression d’avoir passé la nuit à ressasser ce qu’il avait vu, à en peaufiner le moindre détail. Il revoyait les deux points écarlates semblant le transpercer comme des lasers, le brûler telles des braises jusqu’au fond de son crâne. Plus il essayait d’oublier, plus l’éclat semblait gagner en intensité, jusqu’à ce que son souvenir entier soit teinté de rouge, rouge, ROU-
‘Arrête !’ s’exclama Jules à voix haute.
‘Jules, est-ce que ça va ?’ la voix ensommeillée et soucieuse d’Oscar se fit entendre depuis la chambre voisine.
‘Oui, oui ça va ! Juste un cauchemar,’ lui cria Jules en retour. Il ne pourrait pas taper plus dans le mille.
Il se laissa quelques minutes pour récupérer de son soudain et inattendu accès de colère avant de sortir de la chambre. Le couloir prenait un tout autre aspect sous la douce lumière du matin, les planches du parquet paraissaient moins sombres et surtout moins susceptibles de craquer sous son poids, les murs semblaient plus sains, même les occupants des tableaux éparpillés ça et là affichaient des visages plus sereins.
‘Tu es sûr que ça va ? Tu m’as fichu une sacrée trouille.’ Oscar l’attendait devant la porte de sa propre chambre, les sourcils froncés d’inquiétude.
‘Bien sûr que ça va,’ lui répondit Jules. ‘Allez viens, tout ça m’a donné faim.’
Un sourire espiègle apparût sur le visage d’Oscar, les renvoyant tous les deux au moins dix ans en arrière. Jules eut à peine le temps de le voir se précipiter vers la cage d’escalier tout en retenant d’une main son pantalon de jogging trois fois trop grand, avant de le voir disparaître tout mugissant ‘Le dernier en bas est une endive poilue !’
Jules secoua la tête, ayant oublié que son petit frère avait cinq ans et non 23, et s’apprêtait à le suivre lorsqu’il entendit toquer dans son dos. Il se retourna par réflexe, parcourut les lieux du regard. Celui-ci s’arrêta sur la fenêtre située au bout du couloir, celle donnant une vue directe des bois derrière le Manoir. Celle frappée par les branches d’un arbre secouées par le vent. ‘Classique,’ pensa Jules. Il fit demi-tour et reprit le chemin vers l’étage inférieur, comme si de rien n’était. Et s’il avait également entendu le murmure de mots indiscernables, ils étaient aussi facilement attribuables aux rafales de vent que le cognement des branches.
 
***
 
Dans leur brève exploration des lieux la veille, les trois compagnons avaient la cuisine, et avaient décidé à l’unanimité d’y prendre leurs repas, la salle à manger paraissant bien trop imposante. Même la cuisine était impressionnante, avec ses énormes baies vitrées laissant passer la lumière du jour, celle-ci se réfléchissant à l’infini sur les innombrables surfaces de cuivre et de fonte. En revanche ils se sentaient moins ridicules, assis autour d’une table cinq fois plus petite que celle trônant dans la pièce adjacente. Ce fut donc dans la cuisine que Jules retrouva Oscar et Bastien, ce dernier étant déjà en train de lui verser un café issu d’une thermos.
‘Je sais que tu as des goûts extrêmement précis en ce qui concerne ta dose de caféine matinale, mais tes yeux ne sont vraiment pas assez beaux pour que je me batte avec ce monstre plus tôt que prévu,’ dit Bastien, tout en pointant du pouce l’immense cuisinière à gaz derrière son dos.
‘Bien le bonjour à toi aussi,’ bougonna Jules. Il remarqua alors le teint de Bastien, son sourire de mille Watts malgré la faible lumière d’un Soleil à peine levé baignant la cuisine. ‘Quelqu’un a bien dormi on dirait,’ il ajouta.
‘Encore mieux que ça mon vieux,’ lui répondit Bastien. ‘J’ai dormi comme un mort !’
A ces paroles Jules, qui était en train d’avaler une première lampée, sentit soudainement sa gorge se serrer autour du tiède liquide. Il avala avec difficultés et se mit à expulser l’air de ses poumons dans de grandes quintes de toux. Ce ne fut que lorsqu’il parvint à reprendre son souffle, sentant à chaque déglutition la salive râper sa gorge à vif, qu’il se rendit compte qu’Oscar était toujours en train de frapper son dos comme si sa vie en dépendait.
‘Oscar, arrête c’est bon, j’ai juste avalé de travers,’ Jules protesta en essayant de fuir les violences de son frère. Celui-ci se rassit, affichant un air satisfait. Bastien n’avait pas l’air convaincu. ‘Ca va toi ?’ s’enquit-il. ‘T’as l’air fatigué.’
‘Bon sang vous allez arrêter de me poser cette question ? O-U-I je vais bien !’ Jules vociféra, puis le regretta aussitôt en voyant les expressions peinées d’Oscar et Bastien. Il soupira. ‘J’ai fait un mauvais rêve, c’est tout.’ Il ponctua sa phrase en fixant le tourbillon de bulles dans son café, décidément plus intéressantes que les regards troublés qui lui faisaient face. Il était venu dans cette maison pour se calmer, retrouver un peu de paix, pas pour piquer des crises aux premières lueurs de l’aube. Que lui arrivait-il ?
Il entendit Bastien toussoter avant d’ajouter d’une petite voix, ‘Jules ? Est-ce que tu m’as ramené… Je sais que j’ai décidé de bosser sur ma rédaction parce que le Boss a jeté mon dernier article à la poubelle en me disant que si je pouvais pas lui prouver que j’ai un vocabulaire plus riche que celui d’un enfant de trois ans je peux commencer tout de suite à pointer au chômage mais - ’
Jules l’interrompit, sentant pointer le monologue. ‘Oui, j’y ai pensé, mais j’ai oublié le carton dans la voiture hier.’ Il pausa, faisant semblant de réfléchir, ‘tu sais, je crois que je te préfèrerais avec une addiction au crack, au lieu de livres. J’aurais nettement plus la paix.’
‘Ne me fais pas rire,’ plaisanta Bastien, ‘de quoi est-ce qu’on pourrait bien parler sinon ?’
‘Tu as raison. C’est aussi une belle occasion de montrer l’étendue de la force des mes muscles d’acier.’
Du coin de l’œil, il vit Oscar pâlir. Quelle matinée étrange. Sachant qu’il n’aurait droit qu’à une esquive, il décida de ne pas faire de remarque.
‘Bon, on a quelque chose au programme aujourd’hui, chef ?’ demanda Oscar, ayant l’air de s’être repris.
‘Hum,’ Jules hésita, ‘je croyais que tu voulais bosser sur ton droit civil ?’
‘Évidemment,’ rétorqua Oscar, avec l’air d’expliquer le principe le plus simple au monde à un enfant attardé, ‘mais j’ai quelques neurones qui arrivent à fonctionner en synergie tu sais, j’ai pas besoin de travailler trois semaines dessus ! Et puis je croyais qu’on allait faire un peu d’exploration du Manoir,’ il ajouta, les yeux plein de curiosité derrière ses lunettes.
‘D’où te vient cette idée ?’ accusa Jules.
Le regard d’Oscar se posa brièvement sur Bastien avant de revenir sur Jules, tandis que Bastien se balançait légèrement sur sa chaise, visiblement gêné.
‘Alors ?’ pressa Jules.
‘J’ai fait quelques recherches,’ avoua Bastien, ‘au boulot, dans nos réserves.’
‘Et ?’ insista Jules, surpris, et un tantinet irrité.
‘Je voulais juste savoir pourquoi ce Manoir avait soudain piqué ton intérêt !’ Bastien eut l’air de s’excuser, se trompant évidemment sur l’expression de son meilleur ami. Jules s’empressa de le corriger, ‘Bastien, je ne sais absolument pas de quoi tu parles.’
Ce dernier eut l’air perplexe. ‘Quoi, tu vas me dire que tu n’avais aucune intention particulière en louant cette maison ?’
Jules hésita un instant, puis décida qu’il avait déjà fournit des mensonges plus grossiers, sans aucuns scrupules. Oh l’ironie. ‘Non,’ il finit par dire.
‘Soit,’ concéda Bastien. ‘Tu n’es donc pas au courant que Gaspard Schulze était un mégalomane paranoïaque ? Qu’il a eu un gigantesque accès de colère durant une ses fameuses petite sauteries, renvoyant de la maison invités et serviteurs confondus ? Qu’après ce jour, malgré le fait que son seul et unique moyen de transport était toujours posté devant le Manoir, personne n’a pu retrouver sa trace, ni celle de sa femme ? Ni celle de son argent ? Tu ne sais rien de tout ça ?’ finit Bastien, son ton piégé entre agitation et retenue.
‘Jules…’ murmura Oscar, la déception qui dégoulinait de sa voix agissant comme une étincelle et mettant le feu au tempérament de Jules.
‘Ne commence pas Oscar, je n’étais pas au courant de l’argent !’ s’indigna-t-il.
‘De quoi étais-tu au courant alors ?’
Jules soupira. Moment de vérité. Il aimerait que cela puisse le faire rire. Il posa les coudes sur la table, pressa ses paumes sur ses yeux, tout pour ne pas voir les deux visages accusateurs en face de lui, tout pour ne pas les haïr pour ça. ‘Je savais pour la disparition,’ il admit. ‘Mais c’est tout. J’ai reçu un carton de livres qui nous a été donné par les Hans après qu’ils aient découvert qu’ils avaient hérité du Manoir. J’y ai trouvé un morceau de papier, et c’est lui qui m’a poussé à en savoir plus.’
‘Un morceau de papier tu dis ?’ s’enquit Bastien, une lueur de reconnaissance au fond des yeux. ‘Celui qui est dans ta poche ? On peut le voir ?’ A la vue de l’hésitation de Jules, il insista, ‘Qu’est-ce qui peut être si grave sur ce papier pour que tu refuses de nous le montrer ?’
‘Rien n’est grave, c’est juste…’ la voix de Jules s’estompa, et il se rendit compte qu’il finirait par leur montrer, tôt ou tard. Il tendit la feuille et les deux têtes d’Oscar et de Bastien se penchèrent pour y lire les quelques mots qui y étaient écrits. Leurs yeux se levèrent au même moment. Jules avait l’impression de voir double.
‘Qu’est-ce que ça veut dire ?’ demanda Oscar.
‘J’en sais rien,’ répondit Jules avec franchise.
‘Alors pourquoi ça t’intéresse ? Pourquoi est-ce qu’on est là ?’
Cette fois, Jules en avait assez. ‘Pourquoi je suis là, tu veux dire ? Parce qu’à ce que je sache, je n’ai eu à supplier aucun d’entre vous pour venir. Toi Oscar, tu voulais travailler avant la rentrée. Et Bastien ? Tu voulais un endroit tranquille pour t’entraîner à écrire. Et moi ? Je voulais juste un lieu paisible où je pourrais à nouveau me sentir humain, sans téléphone, sans livres à classer, sans registres, sans horaires, sans clients pénibles que je suis obligé de supporter alors que parfois j’ai juste envie d’en assommer un avec un volume de l’Encyclopédie Universelle, et ce papier n’a RIEN à voir là-dedans, est-ce que c’est bien clair ?’ Il finit sa phrase essoufflé, sentant la colère s’échapper par vagues de chacun de ses pores avec une telle force qu’il s’étonna qu’Oscar ne fléchisse par sous l’impact. Au contraire, c’est avec un calme parfait que son petit frère continua, ‘Tu fais preuve d’un flegme incroyable pour quelqu’un qui n’a rien à se cacher.’
‘Va te faire foutre.’ Jules se leva de la table, franchit la porte de la cuisine et monta les escaliers trois par trois avant d’avoir la chance de réfléchir à son attitude. Puis quatre mots apparurent dans son esprit, le brûlant au fer rouge et masquant tout autre pensée qu’il aurait pu avoir. Je ne regrette rien.
 
***
 
Il était assis sur la dernière marche de l’escalier, occupé à compter les trous formés par les mites au fil des décennies. Soixante et onze, soixante-douze, soixante-treize, soixante – 
‘On s’amuse bien ?’
Jules leva les yeux pour voir la longue silhouette de son frère à contre-jour. Il ne l’avait même pas entendu arriver. ‘Comme un petit fou.’
Oscar s’assit à ses côtés sur la marche, les coudes calés sur ses cuisses et regardant autour de lui comme s’il pouvait voir autre chose que du vieux papier peint délavé et rongé par les années.
‘Je – ‘ démarra Jules, avant d’être coupé.
‘C’est pas la peine,’ lui dit Oscar. ‘On en a vu d’autres,’ il ajouta avec un sourire. La phrase, pleine de candeur, suffit à faire apparaître les premiers scrupules que Jules pensait avoir évité.
Il décida de poursuivre. ‘Écoute, je sais que j’ai merdé dans ma vie. Et je t’ai menti, et trahi, tout autant si ce n’est plus de fois. Mais je veux changer. Et je te demande de me croire, au moins pour ce coup-ci : je ne savais pas, pour l’argent. Et la disparition… je peux pas dire que ça ne m’a pas intrigué. Mais ça s’arrête là. Je suis ici pour me détendre, et passer du temps avec toi, et Bastien. C’est tout.’
‘Je sais, je sais… C’est pas que je ne te croyais pas, plus tôt. J’ai juste – j’ai un sentiment bizarre à propos de ce manoir,’ confessa Oscar.
‘Toi aussi ?’ 
Les deux frères échangèrent un regard à la fois surpris et rassuré, comme si chacun trouvait dans l’autre la garantie qu’il n’était pas totalement fou. Le moment fut rompu par la voix tonitruante de Bastien, parvenant à leurs oreilles depuis l’étage inférieur, ‘JULES ! OSCAR ! Je m’en vais prendre ces clés et aller chercher moi-même l’énorme carton de LIVRES ! Tout seul ! Ne vous inquiétez pas pour moi !’
Les deux frères se sourirent avant de descendre les marches, côte-à-côte. Avant d’ouvrir la porte d’entrée, Jules marqua une pause et demanda à Oscar, ‘T’étais sérieux pour l’exploration de la maison ?’