(pdf)

22 Juillet 1981


Jules était un plongeur sous-marin professionnel, sur la voie de la célébrité internationale après cette découverte d’authentiques reliques probablement d’origine romaine qu’il venait de trouver au fond de l’océan. Non, avec cette planche il allait se fabriquer un navire, le plus rapide au monde. Il n’aurait pas d’équivalents sur aucuns des cinq Océans, et Jules serait la terreur des mers, le plus cruel corsaire à avoir foulé cette terre. Le vent est bon, il est temps de lever l’ancre ! Quel est le bougre de macaque putride parmi votre bande d’incapable qui est en possession de mon sextant ? Larguez les amarres, pisseux gangrenés, mon navire n’est pas fait pour rester au port !
Il avait déjà parcouru une distance respectable sur l’eau agitée, bravant l’énergie des vagues, lorsqu’il entendit une faible voix provenant de la plage.
‘JULES ! ATTENDS-MOI !’
Jules se retourna et vit son frère, debout sur le sable, les orteils à peine touchés par les vagues, ressemblant à un nain avec l’énorme seau et la pelle qu’il tenait dans ses mains. 
‘Vas-t’en Oscar !’ lui cria Jules en retour. Il était déjà en train d’attirer les regards d’autres baigneurs, et ce n’était vraiment pas ce qu’il avait imaginé pour son après-midi d’impitoyable pillage. Il décida de se rapprocher de la plage pour éviter d’entendre son frère brailler plus que nécessaire.
‘Mais tu m’avais dit que tu m’aiderais à faire un château,’ se plaignit Oscar. Du moins c’est ce que Jules pensa comprendre, Oscar semait ses dents de lait comme le petit Poucet et cela rendait vraiment les discussions de tous les jours plus compliquées qu’elles ne devraient l’être.
‘Je t’ai jamais dit ça.’
‘Si tu l’as dit ! Arrête de mentir ! Tu l’as promis !’
‘C’est stupide, j’ai jamais fait ça,’ Jules prétendit, avant de repartir à la nage dans la direction opposée.
‘Si tu as – ’ Il se retourna à nouveau pour se rendre compte que son frère s’était jeté à l’eau, malgré le fait qu’il ne savait pas encore nager et ressemblait à une bûche dotée de mains. Oscar était en train de battre inutilement des bras tout en avalant de façon évidente gorgée sur gorgée d’eau de mer, et Jules sut qu’il ne pourrait pas s’échapper. Il soupira et nagea vers son frère, le saisit d’un bras et le traîna vers la plage.
‘C’est quoi ton problème Oscar ?!’ gronda Jules, une fois qu’ils avaient atteint la terre ferme.
Oscar était toujours en train de tousser et de cracher eau et poumons sur le sable, mais il parvint à bafouiller entre deux quintes de toux, ‘Tu m’as – pro – promis.’
Jules leva les yeux au ciel, l’atmosphère d’un bleu intense cousue de quelques filaments laiteux, et il se dit qu’il n’avait pas envie de se battre, pas aujourd’hui. Surtout que malgré le fait qu’il essayait de repousser les souvenirs dans les plus profonds replis de son esprit, il savait qu’Oscar avait raison. Il se rappelait très bien de la veille du départ, lorsqu’il avait murmuré à son frère, ‘Bien sûr je t’aiderai pour ton château, promis juré… Si tu me prêtes ton G.I. Joe pour le voyage.’
 
Oscar se releva péniblement et accompagna Jules jusqu’au lieu d’implantation de son futur château, les fondations basiques étant pour le moment un carré maladroitement tracé dans le sable. Oscar courait comme il le pouvait, les grains de sable s’accrochant de ses pieds jusqu’à ses genoux, des gouttelettes volant dans toutes les directions au gré des mouvements de ses cheveux trempés. Dans sa précipitation, il ne remarqua pas la copie de l’Île Au Trésor que Jules avait abandonné près de sa serviette. Il renversa une partie de son seau rempli d’eau dans sa course, et piétina le livre. En s’approchant, Jules constata l’empreinte de pied sur la couverture, les grains de sable agglutinés et l’eau commençant à imprégner les pages. Ses poings se serrèrent à ses côtés et il jeta un regard plein de haine à Oscar, qui était déjà occupé à pelleter du sable pour former ses douves. Les pensées fielleuses volaient et entraient en collision dans sa tête et il n’avait qu’une envie, hurler et exiger de savoir pourquoi il devait toujours supporter les frasques de son avorton de frère. Mais comme de coutume sa voix restait piégée dans sa gorge et il se contenta de rester immobile, le temps qu’il se calme, le temps qu’il puisse parler sans cracher des paroles pour lesquelles il pourrait être blâmé plus tard.
Jules s’assit dans le sable et ôta plus violemment que nécessaire la pelle et le seau des mains d’Oscar. Il se dirigea vers la partie de la plage baignée par les vagues et commença à creuser le sable. A chaque pelletée, il sentait comme un poids se soulever de ses épaules, une pensée meurtrière s’évaporer de son esprit. Il trouva alors dans une poignée de sable un galet gris et poli, qu’il s’apprêtait à rejeter à la mer, mais décida de garder au creux de sa paume. ‘Au cas où’.
 
Le soleil était bas dans le ciel lorsqu’ils plièrent serviettes, rangèrent parasols et s’apprêtèrent à quitter la plage. Jules ramassa son livre et en feuilleta les pages gondolées et incrustées de grains de sable. Il était inutilisable à présent, il n’avait plus qu’à en acheter un nouveau ou ne jamais connaître la fin de l’histoire. Plutôt mourir. Il se paierait une nouvelle copie, peu importe le fait qu’il avait déjà dépensé l’argent de son anniversaire pour celle-ci. Personne ne le plaindrait. Personne ne le remarquerait, il en était sûr. Il tourna les pages avec furie et tout un pan s’arracha de la reliure. Les feuilles tombèrent au sol et, alors qu’il se baissait pour les ramasser, il pouvait sentir les larmes monter à ses yeux, et s’en voulait pour être si faible. Pas juste. C’était pas juste. Oscar devrait être puni et lui ne devrait pas pleurer. Il se mit à marcher pour rejoindre sa famille près de la voiture et sentit le galet trouvé sur la plage, bouger dans sa poche à chacun de ses pas. La main de Jules se referma sur la pierre et ses doigts explorèrent sa lisse surface, tandis que son esprit eut l’air d’exploser sous les possibilités de vengeance. Il pouvait lancer le caillou sur son frère. Il pouvait briser une vitre. Mais il se rendait bien compte qu’il avait certes trouvé une arme, mais pas de plan valable pour éviter la salve de coups de feu en retour. Heureusement qu’il avait toujours eu une imagination débordante. Il continua de marcher, le galet bondissant dans sa poche.
 
Leurs parents étaient occupés à se battre au-dessus de la carte routière et Jules en profita pour tapoter l’épaule de son frère afin d’attirer son attention.
‘Dis Oscar,’ souffla Jules d’un air conspirateur, ‘tu connais la Légende de l’Ombre Royale ?’
Oscar secoua de la tête en signe de négation.
Jules lui fit signe de l’index de s’approcher, et lui chuchota, en faisait semblant de lire sur une des pages tombées du livre, ‘Il était une fois un jeune prince, grossier et arrogant, qui recherchait désespérément une épouse. Mais le prince était si intolérable, aucune femme ne voulait de lui, pas même pour toute la fortune du royaume. Raillé par tous ses pairs vis-à-vis de ses pathétiques prouesses sentimentales, et bien trop fier pour changer de comportement, le prince décide de fuir le château. Frigorifié et affamé, il rencontre sur son chemin une mendiante, et y voyant une victime facile, il la dérobe de sa maigre bourse. Le vol n’échappe pas à l’attention de la vieillarde, mais elle décide de se taire sous peine de perdre sa vie si une rixe venait à éclater. A la place, elle propose au prince de lui dire la bonne aventure, et expose avec justesse ses échecs à la cour, mais lui prédit un bel avenir. Elle lui propose de régler ses problèmes en effaçant les traits de personnalité qui lui étaient reprochés, en les emprisonnant tous… dans son ombre !’
Oscar poussa un léger glapissement et Jules vérifia rapidement que leurs parents n’avaient rien entendu, de peur qu’il soit interrompu, avant de laisser poindre un rictus. Il poursuivit. ‘Le prince retourne au château, ravi de son aventure. Il reprend alors la recherche de sa future épouse, et cette fois les jeunes femmes se pressent aux portes, toutes bien décidées à marier l’homme parfait. Il choisit celle qu’il estime la plus digne de devenir un jour une Reine. Il ne pourrait être plus heureux. Deux mois s’écoulent et il épouse enfin la femme de ses rêves. Mais, la nuit même du mariage, il s’éveille et entend son épouse parler à voix basse avec quelqu’un, juste à ses côtés, et dans son lit, pendant qu’il dort ! Il ouvre les yeux et cherche l’intrus. Mais ils ne sont que tous les deux dans la chambre, et sa femme affirme qu’elle ne discutait avec personne. Cependant, le même phénomène se produit la nuit suivante. Cette fois, le prince porte une oreille aux propos qui sont murmurés pendant qu’il est supposé dormir, et à sa surprise il découvre que sa femme est en train de conspirer contre lui.’
Jules jeta un œil vers ses parents qui étaient toujours en train de discuter, les bras mouvant dans de grands gestes. Il disposait encore de temps, il le savait.
‘Le futur souverain entend également l’homme mystérieux répondre à sa traîtresse de femme, et  il se rend compte que l’intrus porte la même voix que lui. Il ne met pas longtemps à éclaircir le mystère : sa femme est en train de planifier son assassinat avec son ombre ! Il allume en urgence une bougie et voit son ombre trembler; à cause de la flamme vacillante… ou de peur ? Il ne prend même pas la peine de réfléchir, il saisit une paire de ciseaux et découpe le long de son ombre dans le drap du lit. Il dépose alors l’ombre ainsi piégée dans une armoire, dont il verrouille la porte. Il envoie ensuite sa femme aux cachots, et après une très longue nuit, regagne sa chambre à coucher. Toutefois, la bougie s’est éteinte durant ce temps, et à son retour dans la chambre, le prince est attendu par son ombre qui est parvenue à se fondre parmi ses soeurs de la nuit et à s’échapper de l’armoire. Elle saisit la paire de ciseaux oubliés sur le lit, et poignarde le jeune prince.’
Oscar glapit une nouvelle fois et s’écria, ‘Mais l’ombre, elle est aussi morte alors !’
‘Sans doute oui.’
‘Alors pourquoi elle a fait ça ?’
‘L’ombre était remplie de la malveillance et l’égoïsme du prince, elle était purement mauvaise. Elle avait rien à y gagner, mais elle cherchait à faire le plus de mal autour d’elle, parce qu’elle avait été crée pour ça.’
Jules vit les sourcils d’Oscar se rapprocher, ses yeux se plisser dans sa tentative de comprendre la théorie de son frère. Il se rendit aussi compte que ses parents avaient l’air d’avoir trouvé un accord, et il devait se dépêcher. ‘Peu importe Oscar, c’est pas tout. Peu de gens pensent que cette histoire est vraie, mais beaucoup sont persuadés que les ombres possèdent une partie de l’âme de leur propriétaire. Et que l’action de blesser son ombre, accidentellement ou volontairement, se verra punie par la vengeance de l’ombre, au cœur de la nuit. Par une lame dans la gorge.’
Les yeux d’Oscar s’écarquillèrent de surprise lorsqu’il vit son frère sortir un galet de sa poche tout en affichant un rictus mesquin sur ses lèvres. Le soleil était à présent énorme et carmin, prêt à disparaître d’un ciel peint d’une variante de teintes allant de l’indigo au rose vif, mais tout ce que Jules voyait étaient les longues ombres qu’il faisait ressortir sur le sol. Il visa celle de son frère, et avant que celui-ci ne réalise ce qu’il allait faire, y jeta son galet de toutes ses forces. Lorsqu’Oscar comprit enfin ce qui venait de se passer, il hurla, de grosses larmes de terreur courant déjà sur ses joues. Il se précipita ensuite vers leurs parents, sans doute pour se plaindre du comportement de son frère. ‘C’est ça,’ se dit Jules, ‘chacun son tour, petit frère.’