(pdf)

Ils retrouvèrent Bastien près de la voiture, la tête dissimulée derrière le carton de livres, sa faible carrure vacillant visiblement sous le poids. Il était obligé de s’arrêter à chaque pas pour éviter de perdre l’équilibre. Jules devait l’admettre, la vue était assez pathétique.
‘Besoin d’un coup de main ?’ offrit-il.
‘Mes sauveurs !’ s’exclama Bastien, laissant tomber immédiatement le carton sur le sol. ‘Allez, l’un de vous me porte ça et gagne ma gratitude éternelle.’
Ce ne fut qu’en voyant les deux frères s’avancer avec enthousiasme, comme parcourus d’électricité, que Bastien devint suspicieux. ‘Attendez attendez. Pourquoi est-ce que vous êtes si excités tous les deux ?’ il s’inquiéta, les mains plantées sur ses hanches et les sourcils froncés.
‘On va faire une petite inspection du Manoir, voir ce qu’on peut y trouver,’ s’enthousiasma Oscar.
‘Lequel d’entre vous a eu une idée tellement débile ?’ gronda Bastien. Les frères échangèrent un regard gêné.
‘C’est pas comme on pouvait faire grand mal, on va juste regarder,’ défendit Jules d’une voix timide.
Bastien se tourna vers lui, ‘Qu’est-ce qui est arrivé au ‘Je suis juste là pour me détendre’ ?!’
‘C’est toujours prévu…’ marmonna Jules.
‘Bon sang, on est pas chez nous ici, on peut pas fouiller dans les affaires de ces gens en toute impunité !’ Bastien s’indigna, mais Jules y avait déjà pensé, ‘Ils nous louent la maison Bastien, on est pas rentrés par infraction. Le Manoir est à peine aux normes, tu trouves pas ça bizarre qu’ils aient loué si vite, sans le vider de toutes ses affaires avant ? C’est de leur propre faute, et apparemment ils en ont pas grand-chose à faire, sans doute parce qu’ils ont jamais connu le type qui vivait ici. On fait rien de mal.’
‘Tu le connais pas plus ce Schulze, mais tu as l’air très décidé à fouiller dans sa vie privée.’
‘Quelle vie ?!’ s’emporta Jules. ‘Il doit être mort depuis plus de cinquante ans, à l’heure qu’il est. Et puis d’abord personne a parlé de ‘fouiller’ à part toi.’
‘Tu voulais travailler ton écriture,’ ajouta Oscar, ‘tu vas peut-être même trouver ton article. Pense à l’histoire de cette baraque !’
Bastien n’avait toujours pas l’air convaincu.
Jules se pencha et souleva le carton du sol, ‘Ca coûte à rien de faire un tour.’ Sans rien ajouter, il se mit en route vers le Manoir. Il ne savait pourquoi mais il ne put s’empêcher de porter une oreille au bruit que faisait le gravier déposé devant le portail principal. Comme de petits os crissant et craquant sous ses semelles.
 
***
 
Ils décidèrent de diviser les tâches, Oscar s’occupant du rez-de-chaussée, Bastien ayant accepté à contrecœur de visiter l’étage situé au dessus. Jules avait hérité du deuxième étage, celui où se trouvaient leurs chambres (‘Non Oscar, ‘explorer’ ne veut pas dire ‘fouiller dans tes affaires’,’ avait-il assuré à son frère), et qu’ils avaient donc déjà exploré en grande partie. Jules avait le sentiment que sa visite n’allait pas durer longtemps. Il passa sans hésiter devant la porte de sa chambre, celle de son frère, et continua jusqu’au bout du couloir. Il s’arrêta un instant devant la fenêtre et profita de la chaleur des rayons soleil nimbés de vert qui arrivaient à traverser le feuillage. Le branchage était percé d’une brèche qui laissait apparaître un ciel bleu, dénué de nuages. C’était une belle journée. Cet après-midi Jules pourrait peut-être convaincre Oscar et Bastien de l’accompagner pour faire une promenade dans les – dans les… 
Jules cligna lentement des yeux, incapable de finir la pensée qu’il était en train de d’avoir, sentant l’idée glisser de son esprit comme de l’eau qu’il tenterait de retenir avec ses doigts. Sans réfléchir, il se détourna de la fenêtre et posa la main sur la poignée de la dernière porte du couloir, située à sa gauche. Il fut parcouru d’un frisson, mais cela devait être du au fait qu’il n’était plus directement sous le soleil. C’était en tout cas ce que son esprit lui chuchotait, et il préférait encore quand celui-ci lui fournissait des excuses que quand il arrêtait un train de pensée en route.
Passé la porte, Jules se retrouva dans une petite pièce encombrée. Il se souvint l’avoir entrevue au moment d’attribuer les chambres, mais le désordre et la poussière l’avaient fait fuir. A présent il ressentait l’effet inverse, comme attiré par ce méli mélo de vieux meubles, papiers et livres, intercalés de moutons de poussière. Il revêtit un sourire. Il pensa à la librairie. Au milieu de cette pièce, il se sentait un peu comme rentré à la maison après une très longue journée. Jules décida de passer volontairement outre le pathétisme de ne se sentir vraiment chez lui qu’à son lieu de travail.
Quelque part au fond de lui, il était aussi convaincu qu’il se trouvait dans le bureau de l’ancien propriétaire des lieux, Gaspard Schulze. La pièce était exactement telle que celui-ci l’avait laissée, désordonnée, poussiéreuse et étrangement chaleureuse, en comparaison du reste du Manoir. Ce petit coin existait et parvint à capter toute l’attention de Jules, comme un minuscule grain de beauté au milieu du visage. Et Jules avait l’impression de mieux comprendre l’homme qui y vivait. Schulze s’était réservé un espace encombré dans un Manoir minimaliste et austère. Certains y verraient la marque de quelqu’un de brouillon, mais Jules n’y trouva qu’un signe signifiant qu’autant Schulze voulait préserver les apparences, il s’était gardé cette pièce, un endroit où il pouvait être lui-même. Cela le rendit plus sympathique aux yeux de Jules. Plus humain. Et pourquoi pensait-il tant à Gaspard, pourquoi essayait-il de décrypter sa personnalité, Jules essaya de ne pas y réfléchir.
Au milieu du désordre, collé au mur directement en face de l’entrée de la pièce trônait un secrétaire surmonté de papiers jaunis, les tiroirs trop pleins vomissant leur contenu sur le sol. Autant de notes et de souvenirs, comme de petites parties de Schulze dispersées sur un lit de poussière. Pour autant que Jules sache, il s’agissait ici des dernières traces tangibles de Schulze, la preuve et les derniers testaments de son existence avant qu’il ne devienne la légende, l’homme ayant disparu au cœur de la nuit, emportant femme et argent dans son sillon. Les images remplirent Jules d’une sorte d’euphorie. L’homme nimbé de mystère restait une énigme, comme une ombre derrière un écran de fumée, et Jules avait beau dire le contraire, il était intrigué. Plus que ça, il sentait le bourgeon d’une obsession planter ses racines toujours plus profondément dans son esprit, le tiraillant sans relâche lorsqu’il pensait qu’il pouvait passer à autre chose, oublier la feuille dans sa poche. Il savait à présent qu’il devait percer l’écran opaque, et il avait l’impression qu’il pourrait disperser la brume s’il restait dans cette pièce assez longtemps. Ou s’il fouillait un petit peu.
Jules jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, vérifia que la porte était toujours fermée. Il savait bien qu’il l’aurait entendue s’ouvrir, il s’agissait plus d’un geste nerveux de celui qui s’apprête à faire quelque chose qu’il ne devrait pas. Le débat intérieur faisait rage dans l’esprit de Jules, sa conscience prenant naturellement la voix de Bastien.
‘On a dit qu’on allait visiter la maison, c’est ce que je fais.’
‘Visiter les pièces, Jules. Tu es en train de penser à mettre ton nez dans les affaires d’un homme qui est sans doute décédé depuis des décennies.’
‘On a jamais posé ce genre de limites.’
‘Il est toujours temps de les poser ! Tu peux pas faire ça, tu es en train de violer sa vie privée.’
‘La vie privée de quelqu’un de disparu et sans doute mort aujourd’hui.’
‘Ca ne change rien.’
‘Au contraire, ça change absolument tout,’ Jules prononça à voix haute, son timbre étranger à ses propres oreilles, grave et rauque. Il se gratta la gorge et énonça d’un ton normal, ‘Je ne fais rien de mal. Je vais juste regarder et tout remettre à la place où je l’ai trouvé.’ Il sentit un léger changement dans l’air, comme si jusqu’à présent il n’avait pas été totalement seul. Il regarda à nouveau la porte close, les nuages de poussière tournoyant toujours paresseusement dans l’air. Personne.
Il s’approcha du secrétaire, légèrement accablé à la vue de la montagne de paperasse à présent qu’il était décidé à s’y attaquer. Il commença par survoler du regard les feuilles volantes peuplant la tablette, bon nombre de lettres officielles ainsi que des faire-part, réponses d’invitations. Bastien n’avait pas tort, le Manoir Schulze devait très rarement être vide. Jules poursuivit en ouvrant un à un les tiroirs. Il tomba sur plusieurs carnets remplis de tampons et de chiffres parfaitement alignés en colonnes, qu’il referma aussitôt. Il était peut-être heureux de penser à son travail, mais se rappeler les carnets de compte lui tordait l’estomac. Sous un des carnets, Jules découvrit une photographie en noir et blanc. Il y vit un homme et une femme, figés dans des positions typiques de la photographie professionnelle. La jeune femme était assise de biais sur une chaise, l’avant-bras droit nonchalamment posé sur le dossier, son regard se perdant quelque part hors du champ. Malgré son visage splendide, sa robe étroite et entièrement noire lui donnaient un air austère, tandis  que ses yeux clairs, détournés de l’homme, paraissent dénués de vie et d’âme. Comme fixer une rivière d’eau pure mais stagnante. L’homme paraissait fade à ses côtés, perdu. La main également posée sur le dossier de la chaise, il avait l’air mal à l’aise sous l’objectif du photographe, dans son costume légèrement étiré par un embonpoint et ses cheveux à la limite de la longueur acceptable, frisant au niveau de ses tempes. 
Jules venait de rencontrer Gaspard et Elizabeth Schulze, deux êtres à mille lieues ce qu’il imaginait. Comme promis, il remit la photographie à sa place sous son registre, et s’assit sur la chaise devant le secrétaire. La recherche n’allait vraiment pas comme il voudrait. Tout ce qu’il avait trouvé d’un tantinet personnel sur Gaspard Schulze était une vieille photo, et même celle-ci était décevante. Jules se sentait égaré, frustré, au bord de l’abattement. Ses mains se baladaient sous la surface de bois, c’est une habitude qu’il avait attrapé à l’école lorsqu’il était à court de réponse lors d’un test, désespéré de trouver la solution. Mais cette fois il aurait beau fouiller tous les recoins de sa tête, ou même tous les tiroirs de cette demeure, il n’y avait pas de solutions à trouver. Il n’y avait pas de clé pour percer le mystère, et il ferait mieux de s’y faire, malgré le dépit qui pesait plus lourdement sur ses épaules à chaque seconde qui passait. 
C’est alors que ses doigts s’accrochèrent à quelque chose sous la tablette. Un cordon, il pouvait sentir les fibres de ficelles nouées en spirale. Il tomba quasiment de sa chaise dans sa précipitation pour se lever sur ses pieds et examiner la tablette. La ficelle était nouée autour d’un petit anneau et servait à maintenir un pan de bois en place. Celui-ci était si bien incrusté dans la tablette qu’il n’avait même pas senti les rainures en passant les mains dessus. Il défit le nœud du cordon et le pan de bois se détacha, laissant tomber au sol une unique feuille de papier. Jules était en train de se demander combien de fois cela allait lui arriver encore, de mystérieux morceaux de papier tombant à ses pieds lorsqu’il s’y attendait le moins, lorsqu’il fut frappé d’une autre pensée. Peut-être que lire une lettre habilement dissimulée dans un meuble était pousser un peu trop loin les limites de l’expression ‘juste regarder’. Schulze avait évidemment mis beaucoup d’énergie dans la tentative de cacher ce papier, Jules y vit l’évidence implicite que peu importe ce qu’il y était écrit, cela ne le regardait pas. Il avait juste le ramasser, le replacer dans la cachette, renouer la ficelle à l’anneau et sortir du bureau. 
Il avait à peine ouvert la porte du bureau qu’il faisait déjà demi-tour, et dénoua la ficelle avec des doigts tremblants pour la seconde fois.
 
***
 
‘Jules ! Regarde-moi ça !’ tonna un Bastien vibrant d’intensité au moment où Jules passait la porte du salon. Il désigna par de grands gestes une machine noire et chromée, articulée par de petits rouages de métal. ‘Oscar l’a trouvée dans un cagibi près du hall d’entrée, elle est pas magnifique ?’
‘Si évidemment, mais euh… qu’est-ce qu’’elle’ est exactement ?’ demanda Jules avec hésitation.
‘Gros bêta, c’est une machine à écrire !’ fit mine de gronder Bastien, tout en révélant un clavier qui était dissimulé sous une couverture satinée. ‘Je vais m’en servir pour mon article, ça me mettra dans l’ambiance.’
‘Bastien, on se déplace la nuit avec des lampes à huile, on se lave avec de l’eau froide et on n’a même pas de chauffage, tu trouves pas que tu es déjà assez dans l’ambiance ?’
Bastien ne prit même pas la peine de répondre, déjà obnubilé par sa nouvelle trouvaille, avec une lueur au fond des yeux qui ferait pâlir d’envie un enfant le lendemain de Noël.
‘Je suppose que Bastien est revenu les mains vides. Tu as trouvé autre chose ?’ se renseigna Jules en se tournant vers son frère, après avoir lancé un regard meurtrier dans la direction de son meilleur ami. 
‘Pas vraiment,’ répondit Oscar. ‘J’ai rien trouvé de spécial dans la cuisine ou la bibliothèque. Les chambres du personnel ont été complètement vidées, à moins qu’elles n’aient été déjà quasiment vides à leur époque. Les Schulze avaient l’air assez stricts pour leur imposer une limitation sur les effets personnels ou je ne sais quoi,’ ajoute-t-il en haussant les épaules.
‘Qu’est-ce qui te fait dire ça ?’ s’étonna Jules. 
Oscar le regarda comme si la réponse pendait sous son nez. ‘T’as vu cette baraque ? Ils étaient pleins aux as, d’accord, et la maison devait être bien décorée, mais tu la trouves pas… je sais pas, sans âme ?’
‘Sans âme…’ répéta Jules, l’esprit ailleurs. Il repensa à ce qu’il s’était dit devant la photographie du couple Schulze, ‘dénués de vie et d’âme’. Il regarda autour de lui et vit ce qu’il n’était pas capable d’observer auparavant. A quel point même la maison paraissait morte, pas parce qu’elle était abandonnée, mais parce qu’elle avait été vide même lorsqu’elle était habitée. Jules sortit de sa rêverie et décida de révéler, ‘En parlant d’argent, les Schulze étaient à sec.’
Ses paroles eurent l’effet d’une bombe, Oscar et Bastien levèrent tous deux la tête avec la même expression sur le visage. Surprise, avec un soupçon d’incompréhension.
‘J’ai trouvé une lettre, planquée dans le bureau de Schulze,’ poursuivit Jules, ‘disant que la société que Gaspard avait hérité de son père a fait faillite, et que s’il ne change pas radicalement ses habitudes, lui et sa femme se retrouveront sur la paille. Elle date de deux mois avant leur disparition.’
‘Tu l’as sur toi ?’ demanda Bastien. Apparemment tous ses scrupules semblaient fondre sous la curiosité.
‘Non, je l’ai laissée en haut.’
‘Pourquoi ?’ 
‘J’en sais rien Bastien, qu’est-ce que tu veux que je te dise, je l’ai laissée là-haut c’est tout.’ Le silence régna brusquement dans la pièce.
‘Bon ben je suppose que ce mystère est levé,’ conclut Bastien.
‘Quoi ?’
‘L’argent ! Visiblement Gaspard continuait de le jeter par les fenêtres, et je suppose que c’était bien plus simple de penser qu’il avait disparu avec sa fortune que le fait qu’il était complètement fauché.’
‘Ah euh, oui, je suppose que tu as raison… J’avais pas pensé à ça.’
‘Je sais pas à quoi tu pouvais penser d’autre qu’une rondelette somme d’argent dissimulée quelque part entre ces murs, Jules, sérieusement.’
Le plus inquiétant était que Jules l’ignorait également.
‘Bon, qui veut faire une crapette ?’ s’écria Oscar. Jules scruta la Lune apparaître au loin tandis que la nuit tombait sur les rires.