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Jules se trouvait sur un minuscule bateau, voguant sur une mer azurée au gré des courants. Il se contentait de laisser le vent le porter où bon lui semblait, son unique voile déployée et se courbant de temps à autres sous les bourrasques. C’était une magnifique journée. Le ciel sans nuages était incapable de bloquer les rayons du Soleil qui frappaient Jules durement par deux directions, la lumière incandescente provenant des cieux, et son reflet éblouissant sur la surface de l’eau. Mais Jules n’en avait que faire. C’était une magnifique, magnifique journée. Il allait s’asseoir sur le bord de son petit bateau, et regarder la terre s’approcher. Quoi ? La terre ? Il écarquilla les yeux. Oui, sur l’horizon, il voyait se découper une irrégularité de roches. Il s’imagina déjà des monts, des vallées, des forêts aux plantes inconnues, des plages de sable fin qui glisserait sous ses pieds comme du sucre glace, des sources d’eau d’une pureté incomparable. Il se rendit soudain compte qu’il avait soif, très soif. Sa gorge était si sèche qu’il avait la sensation qu’elle se craquelait à l’intérieur de son cou. Il essaya d’ouvrir la bouche, mais il n’avait plus assez de salive, sa langue s’était collée à son palais. La terre ferme l’appelait, avec ses promesses d’eau fraîche et pure, il fallait qu’il l’atteigne.
Il posa les deux pieds au sol et s’aperçut qu’un centimètre d’eau clapotait sur le fond du bateau. ‘Une fuite, oh non, pourquoi’. Pris de frénésie il se pencha, cherchant la fuite. Il la trouva rapidement, un minuscule orifice sur le côté du rafiot laissant échapper un faible jet d’eau salée. Il était en train de chercher de quoi l’obturer lorsqu’un second et identique orifice apparût à côté du premier. Et un autre. Et encore un autre, jusqu’à ce qu’ils forment un cercle du diamètre d’une petite soucoupe. Puis le cercle se détacha, laissant un trou dans la coque. Horrifié, Jules observa le désastre tandis que l’eau pénétrait le bateau à une vitesse alarmante. Soudain, la partie supérieure d’un visage apparut dans l’ouverture. Une paire d’yeux pourpres, incroyables et brillants. Une flopée de tâches de rousseurs saupoudrées sur de jolies joues roses et un petit nez retroussé. Mais Jules n’était pas dupe, aussi séduisante qu’elle soit, cette femme était bel et bien un monstre. Une sirène. Une sensation de désespoir s’insinua depuis le haut de sa tête jusqu’à son estomac. Il allait la rejoindre bien assez vite, son bateau était en train de couler. Il baissa les yeux et se rendit compte que le niveau de l’eau avait cessé d’augmenter, cela devait faire deux minutes qu’elle ne montait pas plus haut que ses genoux. Il soupira de soulagement et son regard se reposa sur le visage de la sirène.
‘Tu ne m’auras pas, démon !’ il lui cria, victorieux. Il sortit de sa poche une paire de menottes, et s’enchaîna au mât. La sirène révéla le reste de son visage, contorsionné par la colère, la bouche remplie d’une rangée de dents tranchantes étirée dans un cri silencieux.
‘Crie toujours, tu m’intéresses’ nargua Jules. ‘Pas vrai les gars ?’ il demanda aux poissons qui tournoyaient autour de ses jambes. 
‘Ah mais arrêtez.’ Certains poissons nageaient trop près de ses chevilles et irritaient sa peau. Il essaya de les éviter, mais plus il s’agitait et plus les petits animaux se collaient à lui, comme pour se moquer. 
‘Arrêtez j’ai dit !’ il ordonna, et lorsqu’il en eut assez, piétina au hasard pour tenter de les faire fuir. Ce n’est qu’au moment où il en piégea un sous son pied qu’il se rappela qu’il n’avait pas de chaussures, mais c’était trop tard. Il pressa de toutes ses forces sur le petit corps frémissant et sentit une multitude d’arêtes acérées percer la plante de son pied. De minces filets de sang jaillirent et dansèrent en circonvolutions hypnotiques comme dans un nuage de fumée, mais Jules avait déjà cessé d’observer l’eau à ses pieds. La sirène, attirée par l’odeur et la vue du sang, redoublait d’efforts pour pénétrer le bateau. Elle se contorsionnait dans la petite brèche, ses mains telles des pattes griffues laissant de longs sillons dans les planches de bois. Le bruit de l’agitation de l’eau paraissait trop fort et grotesque aux oreilles de Jules, il lui donnait la nausée, lui rappelant trop les clapotis de la colonne d’eau rance et amère qu’il sentait monter dans son œsophage…
 
Jules se réveilla avec la bouche pleine de bile qu’il cracha sur le côté du lit avant même de penser. L’odeur seule aurait suffi à lui faire rendre le contenu de son estomac s’il avait été plein, mais il se contenta de tousser inutilement jusqu’à ce que les remous de ses entrailles s’apaisent. Impossible de se recoucher à présent, il ne pouvait pas dormir à côté d’une flaque de son propre vomi. Ce n’était pas comme s’il ne l’avait pas déjà fait, mais il se trouvait alors dans un tout autre état d’ébriété, et non si douloureusement sobre. Il secoua la tête et essaya de chasser ces souvenirs, ce n’était vraiment pas le moment, pas quand une nappe de bile est en train d’agir sur lui comme un effet Pavlov, faisant trembler tous ses membres. C’est à ce moment précis qu’il se mit entendre le bruit des gouttes. 
 
Ploc ploc ploc
 
D’abord faible, puis gagnant en intensité, jusqu’à ce que tout ce qui emplisse ses oreilles sembla être le bruit d’un robinet mal refermé. Jules jeta un regard à la pièce, mais il savait que rien dans sa chambre ne pouvait faire un tel son, il se trouvait séparé par au moins un étage de leurs seules sources d’eau courante. Schulze était peut-être assez fortuné pour se faire installer des canalisations, mais le système était trop obsolète pour permettre une pression suffisante qui amènerait de l’eau jusqu’au deuxième.
 
Ploc ploc. Ploc
 
Quelle qu’en soit la raison, le bruit redondant commençait à irriter Jules, l’odeur acide brûlait son nez, il décida donc d’aller chercher de quoi éponger la flaque. Et du produit parfumé aux agrumes, définitivement quelque chose avec des agrumes. Mais il avait besoin de cinq minutes de calme, juste cinq minutes…
 
Ploc ploc. Ploc ploc
 
Exaspéré, il se leva et sortit de la chambre, une bougie allumée à la main. Ce n’est qu’une fois dans le couloir qu’il se rendit compte du froid régnant dans le Manoir. Étrange, il aurait juré qu’il faisait chaud, presque trop chaud, à l’intérieur de la chambre. Il se dit que c’était peut-être normal, il venait de se réveiller d’un cauchemar, et il était sous les couvertures.
L’obscurité n’était pas faite pour le rassurer, au contraire. Il détestait la faible lueur donnée par la bougie, tout juste suffisante pour éclairer le chemin, mais jamais assez pour chasser les monstres auxquelles elle donnait une forme et un semblant de vie; cette chaise transformée en chien à trois têtes, ce porte-manteau métamorphosé en géante mante religieuse. Il avançait lentement, de façon fébrile, tremblant à la fois à cause de ses orteils glacés et des images peuplant son esprit, sans cesse nourries par les nouvelles bêtes qu’il voyait apparaître sous la lumière vacillante. Enfin il arriva à la cuisine et sursauta lorsqu’il vit la lumière de sa bougie se refléter sur les surfaces polies, donnant à la pièce un aspect fantomatique. Il se dépêcha de remplir un seau et de saisir une serpillère au passage, avant de reprendre son chemin.
Jules était parcouru de violents tremblements lorsqu’il atteignit enfin le haut des escaliers. Il ne pouvait plus blâmer le cauchemar ou la chaleur du sommeil, il y avait bel et bien quelque chose qui clochait avec la température. Malgré la sensation d’angoisse qui baignait son esprit, il avançait lentement dans le couloir, trop lentement. Son cœur n’arrivait même pas à accélérer le rythme de ses battements, Jules avait l’impression que l’organe baignait dans une mélasse gluante au sein de sa cage thoracique, agitée d’un mouvement semblable à l’eau remplissant son seau.
 
Ploc ploc.
 
Le froid piégeait ses membres dans une sorte de léthargie. Tout son système paraissait fonctionner au ralenti. Il en était presque au point d’accepter la situation. Il allait mourir ainsi, gelé au milieu du couloir, la main recouverte de la cire d’une bougie ayant brûlé toute la nuit. Il s’arrêta brusquement, à bout de forces. Il ne pouvait faire un pas de plus, il était bloqué, lui et tout le temps s’étaient arrêtés, et il avait froid, si froid…
 
Puis, peu à peu, il sentit la température s’élever. Ses bras retrouvèrent leurs mouvements, ses pieds se dotèrent à nouveau de sensation. Il en vint à bénir les fourmis parcourant ses doigts. Toute une liste d’excuses pré-découpées apparaissait dans son esprit, et il s’apprêtait à en choisir une et à retourner se coucher lorsque quelque chose de brillant attira son regard depuis la périphérie. C’était en fait la lumière de sa bougie, reflétée par un miroir sur sa droite. Comme si ce n'était pas encore assez étrange, il ne s'agissait pas n’importe quel miroir, mais de celui du hall d’entrée. Si ce n’était pas par le fait qu’il était pratiquement complètement opaque, Jules aurait pu le reconnaître par sa bordure gravée d’uniques détails qui était à présent couverte d’une fine couche de givre. Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire là ? Jules était quasiment sûr qu’il ne l’avait pas vu lors du trajet aller. Alors quoi ? Une farce ? Il jeta un coup d’œil à la porte de la chambre d’Oscar, toujours fermée. Non, ce n’était pas une farce. Non seulement elle ne serait pas bien drôle, mais Oscar ne serait pas du style à laisser son frère fixer un miroir comme un benêt pendant cinq minutes, il aurait déjà surgi tel un diable sortant de sa boîte. Et la glace accrochée sur les bords, en train de fondre, l’eau dégoulinant lentement sur le parquet ? Il décida de l’examiner de plus près, et avança d’un pas. La brume dans le miroir se dissipa, et une image fit surface. Un visage. Un homme ? ‘On dirait –‘ 
 
***
 
Jules fut réveillé le lendemain matin par la lumière du jour frappant de plein fouet son visage. Il devait pourtant être tôt. Il se leva et ouvrit la porte, tombant nez à nez avec son frère. Celui-ci tenait une serpillière à la main, ‘C’est toi qui a laissé traîner ça au milieu du couloir ?’
‘Je – euh –‘ Jules bafouilla. Il jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule d’Oscar, sans savoir exactement ce qu’il cherchait. ‘Peut-être ?’
‘Me regarde pas comme ça, vieux. Ce que tu fais la nuit avec des chiffons ne me regarde pas’ ricana Oscar. ‘Allez viens, je crève la dalle.’
Jules lança un dernier regard suspicieux à la serpillière avant de la jeter dans sa chambre et d’en refermer la porte. 
 
***
 
Comme la veille, Jules fut accueilli par une tasse de café fraîchement servie par Bastien. Et une assiette de croissants.
‘Tu as été acheter le petit déjeuner ?’ s’étonna Jules.
‘Mh mh,’ Bastien chantonna, l’air ravi.
‘Quand ?!’
‘Ce matin vers 6 heures et demi. Mais ne t’habitue pas trop, j’ai eu un mal de chien à faire démarrer la voiture et j’ai pas envie de tuer la batterie à aller chercher le petit déjeuner des Princesses tous les matins. J’ai envie de pouvoir repartir d’ici, si tu vois ce que je veux dire.’ Oh, il voit ce que tu veux dire. Jules fronça les sourcils ; il ne savait pas d’où lui venaient ces pensées ces temps-ci, elles étaient presque comme des intrus dans sa tête.
‘T’as envie de partager ta solution pour le regain soudain d’énergie ?’ tenta Jules.
‘J’ai pas de remède magique mon vieux,’ lui répondit Bastien. ‘En plus je peux vraiment rien te dire, j’étais debout jusque tard hier à écrire, et puis ce matin je me suis réveillé plus reposé que depuis des années. Par contre j’arrêtais pas d’entendre ce bruit de gouttes alors je me suis levé, et j’ai été acheter des croissants.’ Il termina sa phrase en mordant avec appétit dans la pâte feuilletée. Cependant Jules avait soudain perdu l’appétit, et il sentit sa bouchée obturer sa gorge, comme si elle avait soudain doublé de volume. Il avala avec difficulté et questionna Bastien d’une voix étranglée, ‘Un bruit de gouttes ?’
‘Ouais, comme un robinet mal fermé ou un truc qui fuit, c’était carrément énervant.’
Jules retrouva alors des bribes de souvenirs, son rêve, la sirène, le sang. La bile sur le sol. Un bruit de gouttes qui tapait sur ses nerfs. Le seau, rempli d’eau, qui menaçait de déborder à chaque marche qu’il montait de l’escalier, et… le trou noir, jusqu’au matin.
‘Tu es pas le seul à avoir eu une nuit agitée.’ Oscar dit à Bastien, tout en regardant Jules, comme s’il lisait ses pensées. Celui-ci se leva et se dirigea vers l’évier pour rincer sa tasse. Le robinet cracha un jet d’eau saumâtre et teintée de rouille, ce qui donna à Jules le temps de reprendre son calme.
‘De quoi tu parles ?’ il demanda. Tu sais très bien de quoi il parle. Tais-toi.
‘Tu m’as foutu une sacrée trouille hier soir. D’abord je t’entends claquer la porte de ta chambre, puis marcher dans le couloir à une vitesse d’escargot comme un fossile, et quand tu remontes j’entends tes pas s’arrêter juste devant ma chambre. Et j’aurais juré que je t’ai entendu parler tout seul. J’étais à deux doigts de saisir ma chandelle et d’assommer ton corps possédé tu sais.’ Jules se retourna pour regarder son frère. Oscar affichait un sourire narquois, mais Jules vit bien dans ses yeux qu’il n’avait pas totalement menti en parlant de sa frayeur. Et il décida que si son frère n’avait pas envie de prendre la discussion sérieusement, il ne le ferait pas non plus.
‘Je suis désolé que tu sois une âme si sensible frérot. J’avais juste besoin -- ’ de nettoyer mon vomi ‘-- d’aller aux toilettes. Je sais pas trop ce qui s’est passé devant ta chambre, j’étais un peu à l’ouest.’ Il ajouta avec un sourire, ‘Ma tête devait être ailleurs.’
 
***
 
Bastien posa la main sur le bras de Jules et le stoppa avant qu’il ne sorte de la cuisine. Oscar avait déjà bondi hors de la pièce pour rejoindre sa dernière lubie.
‘Je voulais pas en parler comme ça au milieu du petit déjeuner mais j’ai besoin de savoir. Est- ce que as – Jules, tu as des problèmes en ce moment ?’
‘Pourquoi tu me demandes ça ?’
Bastien hésita, mais ses yeux troublés d’inquiétude montraient qu’il avait sans doute eu envie de poser cette question depuis longtemps, et qu’il ne pouvait plus attendre. ‘Quand je viens te voir à la librairie tu as toujours l’air fatigué, courbé comme si tu avais le poids du monde sur tes épaules. Je me souviens quand tu as démarré ce travail, tu sautillais derrière ton comptoir, bondissais entre les rayons pour conseiller à un client le dernier roman que tu avais reçu. Maintenant tu bouges plus de ta chaise. Et depuis qu’on est arrivés ici ? T’as toujours l’air d’avoir la tête à mille kilomètres d’ici, on te parle mais tes yeux sont complètement vides, je sais même pas si tu nous écoutes.’ Bastien pausa pour prendre une profonde inspiration. ‘T’as plus l’air toi-même, et je m’inquiète pour toi. Je sais qu’il se passe quelque chose, j’aimerais juste savoir quoi.’
Jules regarda dans les yeux de son meilleur ami, celui qui le supportait depuis des années, le seul qui ne croyait pas qu’il avait perdu la tête. Ou du moins jusqu’à aujourd’hui. Et Jules sut alors qu’il ne pouvait pas lui dire la vérité. Il avait bien trop à perdre. ‘Ca va Bastien. T'as vu juste, comme d'habitude. Mais ça va de mieux en mieux. J’avais simplement besoin d’un peu de calme. Tu sais... Surmenage.’ Il fit de son mieux pour paraître rassurant, apparemment avec succès.
‘D’accord, mais tu me dis si quelque chose – si jamais – tu viens juste me voir, d’accord ?’ Bastien balbutia, tiraillé entre soulagement et préoccupation.
‘Parole de scout.’ Jules n’avait jamais été scout, mais cela ne l’empêcha pas de briser précocement sa promesse de deux doigts croisés dissimulés dans sa poche.
 
***
 
Jules montait les escaliers lentement, sans savoir ce qu’il ferait une fois arriver en haut. Il avait besoin de réfléchir, et c’était un peu comme s’il arriverait à mieux penser avec l’altitude. Peut-être même à se détacher des idées noires qui le collaient au sol tel de la glue. Mais elles agissaient comme une substance élastique, et il avait beau monter les marches, son esprit continuait de faire le yo-yo. Il repensa à sa conversation avec Bastien. Lui mentir paraissait une bonne idée, sur le moment, mais à présent il n’était plus sûr. Jules commença à penser qu’il y avait quelque chose d’anormal dans cette maison, à la sensation qu’il avait de ne jamais être seul, à sa manière de penser qui n’avait jamais été traditionnelle, passant d’une idée à l’autre sans lien entre elles, mais qui était à présent totalement hors de contrôle. Parler tout seul ? Oublier une idée en court de route ? Plus d’une fois il avait cru devenir fou dans sa vie, il avait même parfois voulu se noyer dans cette folie, mais il ne se rendait apparemment pas compte jusqu’à quelle profondeur ce puits pouvait aller. Que ce soit la maison ou lui, quelque chose n’allait pas, et il avait peur. Pas vraiment pour lui, mais pour Bastien. Pour Oscar. Pourquoi, juste au moment où il avait décidé de commencer à rattraper ses erreurs, il plongeait tête la première dans une nouvelle, emportant encore une fois son frère avec lui ?
‘Eh, fais gaffe où tu marches !’ se plaignit Oscar, portant une main à son genou que Jules venait de cogner par erreur. Jules fut surpris mais récupéra vite, et rétorqua, ‘Toi fais gaffe, tête d’œuf ! Qu’est-ce que tu fabriques assis au milieu des escaliers ?’ Il remarqua des dizaines de lettres éparpillées sur les marches autour d’Oscar, tandis qu’il en tenait une dans chaque main. ‘Et qu’est-ce que c’est que tout ça ?’
‘C’est justement pour ça que je suis dans les escaliers frérot, je voulais te les montrer et j’ai été happé par la lecture, alors je me suis dit que j’allais t’attendre ici.’
‘Ta logique m’effraye.’
‘Peu importe ma logique, écoute ! Tu devineras jamais ce que j’ai trouvé !’
Quelques secondes s’écoulèrent, Jules regardant Oscar, Oscar fixant Jules comme s’il avait appris qu’il pleuvait des truffes.
Jules finit par prendre place à côté de son frère. ‘Alors ?!’ 
‘Oh ! Hum, j’avais décidé de faire un tour du premier étage parce que je savais que Bastien l’avait fait à contre cœur, vu l’état dans lequel tu l’avais mis.’ Jules allait répliquer mais Oscar l’empêcha de l’interrompre en secouant les bras, les lettres piégées entre ses doigts émettant des sifflements aigus à chaque mouvement. ‘J’ai trouvé une sorte de petit salon, sans doute la pièce où Madame Schulze passait le plus clair de son temps.’
‘Comment est-ce que tu le sais ?’ Jules le coupa, avant de remarquer les deux aiguilles à tricoter perdues au milieu des lettres, et il décida de ne pas en savoir plus à ce sujet. ‘Laisse tomber, continue.’
‘Il semblerait que Madame Schulze ait piqué des idées à son cher mari. Elle avait une cachette à elle dans cette pièce, que ton serviteur a trouvée et ouverte.’
‘Comment ?’
‘Un magicien ne révèle jamais ses secrets.’ 
Jules fixa son frère pour essayer de déterminer s’il était sérieux. Apparemment il l’était. ‘Bon, et alors ?’
‘Tu sais quoi, lis par toi-même, tu capteras assez vite.’ Oscar lui tendit une des lettres qu’il tenait en main.
 
Vous qui voulez savoir que c'est que de l'amour,
Je le vous vais ici tout maintenant décrire.
C'est un vrai doux amer, c'est un triste sourire ;
C'est l'aigle du Caucase et le bourreau vautour.
 
‘Godard,’ murmura Jules. ‘Quoi, ils s’échangeaient des poèmes. C’est touchant.’
‘Tu ne trouves pas que c’est étrange comme poème d’amour à donner à sa propre femme ?’ lui souffla Oscar, avant de poursuivre, ‘Et pourquoi sentirait-elle le besoin de dissimuler les lettres ?’ Il ne laissa pas le temps à Jules d’émettre d’hypothèses. ‘Je vais te dire pourquoi. Parce que ce n’est pas avec son mari qu’elle échangeait des mots doux.’ Il finit sa phrase d’un sourire vainqueur et pointa du doigt le nom gribouillé en bas de la lettre. Léonce Rimure. 'Étrange,' se dit Jules. Ce nom lui paraissait familier. 
‘Et tu sais ce qui est le plus bizarre ?’ poursuivit Oscar. ‘Je suppose que la cachette était un moyen pour eux de s’échanger les lettres, parce qu’elle était remplie de mots de Léonce, à l’exception d’une.’ Il agita légèrement la seconde lettre qu’il tenait dans sa main. ‘C’est une lettre de Margareth, ce qui veut dire que Léonce ne l’a sans doute jamais reçue. Elle parle de fuir avec lui, non mais tu te rends compte ?’
‘Elle est datée ?’ demanda Jules.
Oscar jeta un œil à la feuille, ‘1882… 24 Mars.’
Le souffle de Jules fut coupé l’espace d’un instant, comme s’il venait de recevoir un coup dans le sternum. Il saisit la lettre dans sa poche avec des doigts tremblants, elle ne le quittait jamais. ‘Il est déjà trop tard… datée du 24 Mars 1882.’ Il montra le morceau de papier à son frère. Celui-ci écarquilla les yeux et ils échangèrent un regard incrédule.
‘Pauvre Gaspard,’ soupira Oscar. ‘Il a peut-être craqué. A court d’oseille et en prime sa femme le faisait cocu. Si ça se trouve elle a jamais disparu, elle s’est juste barrée avec Léonce.’
Jules n’écoutait Oscar qu’à moitié. La mention de l’argent et du prénom de l’amant firent le lien dans son cerveau qu’il n’avait pas réussi à effectuer jusqu’à maintenant. Il pensait savoir où il avait vu le nom auparavant. En haut de la lettre annonçant à Gaspard que sa fortune était dilapidée, dans l’adresse de l’expéditeur. Mais Jules fut pris de doute. N’était-il pas en train de fabriquer un souvenir, juste pour assembler les pièces du puzzle ? Il frappa la marche d’escalier de sa main empoignant toujours la lettre et se leva brusquement. Son frère s’empressa de le suivre, lui criant de lui expliquer ce qui lui arrivait. Jules courut dans le couloir jusqu’à la porte du bureau de Gaspard Schulze qu’il ouvrit avec fracas. Il tomba à genou devant le secrétaire, dénoua la cordelette, le pan tomba… Vide. La lettre avait disparu. 
 
***

‘Wow, alors comme ça Madame Schulze avait une aventure avec ce Léonce ?’ s’étonna Bastien, après que Jules et Oscar lui aient exposé leur découverte. Il avait été en train de taper à la machine à écrire et avait toujours la main posée sur la lettre h, figé par sa stupeur. ‘Et tu me dis que tu as vu ce nom sur la lettre que tu as trouvée dans le bureau de Gaspard ?’ il demanda à Jules, qui acquiesça. ‘Lettre que tu as laissé dans le secrétaire et qui s’est… envolée ?’ il termina, incrédule. Jules hocha à nouveau la tête, ne sachant pas quoi ajouter. 
Bastien détacha enfin ses doigts de la machine, simplement pour prendre sa tête entre ses mains et marmonna, ‘C’est pas bon du tout ça les gars.’
‘Tu crois que tu as pu la perdre ? Ou oublié de la remettre en place ?’ tenta Oscar. Jules haussa des épaules. Il doutait qu’il ait pu faire une chose pareille, mais il n’était plus tellement sûr qu’il  puisse faire totalement confiance à son esprit. Il répondit, ‘Peut-être.’
Bastien grogna, le visage toujours dissimulé derrière ses mains. ‘Assumons que Jules est en train de développer un Alzheimer précoce et qu’il a oublié où il a fourré la lettre – ‘
‘Oh merci’ ironisa Jules.
‘De rien. Assumons aussi que tu as bien vu le nom de Léonce Rimure sur la lettre. Qu’est-ce ça faisait de lui… un espèce de comptable ?’
‘Je suppose.’
‘Ben il faisait bien mal son boulot si sa dernière missive se contentait d’annoncer à Gaspard qu’il serait bientôt à la rue. Quel sale type,’ reprocha Oscar, croisant les bras d'un air d'indigné.
‘Mais c’est pas ce que Jules nous a dit, pas vrai ? Il a dit que Léonce conseillait aux Schulze de freiner leurs dépenses,’ rétorqua Bastien.
‘Et il aurait pas du les laisser s’empêtrer dans cette situation !’ Oscar s’emporta. ‘Et tu vas me dire que séduire la femme de son client faisait aussi partie de la description du job ? Je suis juste en train de dire que j’ose même pas imaginer ce que ça pourrait faire d’être à la place de Gaspard.’
Jules ne pouvait que trop bien imaginer, et tandis que Bastien et Oscar poursuivaient leurs chamailleries, il retraça des yeux les motifs fleuris du drap de Bastien, pensant à Schulze. Endetté jusqu’au cou, voyant de ses propres yeux sa femme s’éloigner, s’épanouir dans les bras d’un autre et au final, planifier sa fuite avec son amant. Et à son départ, fou de rage et désespéré, il décida de… décida de quoi, Jules ne le savait pas encore. Il repensa à l’expression ‘les oiseaux se cachent pour mourir’ et Jules imagina Gaspard Schulze, la réputation brisée, blessé et agonisant, se cacher pour disparaître au sein de son propre Manoir, et sentit son cœur se glacer de pitié.