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‘A qui tu parlais ce matin ?’ 
‘Mh ?’ 
‘Tout à l’heure, tu as ouvert la porte d’entrée. Je t’ai entendu depuis ma chambre. Parler,’ dit Bastien.
‘T’as dû rêver mon vieux,’ protesta Jules, sa main se resserrant instinctivement autour de sa tasse de café. Ils s’étaient tous levés trop tard pour profiter d’un repas décent à midi. En plus des querelles constantes, c’est un des détails qui donnait parfois à Jules l’impression qu’ils n’avaient jamais vraiment dépassé le stade de l’adolescence. ‘J’étais dans ma chambre la plus grande partie de la matinée.’
Bastien n’ajouta rien, il regardait Jules avec les yeux plissés, sans chercher à cacher ses suspicions. Jules essaya de lui montrer un visage innocent avant de se rendre compte qu’il n’avait pas à feindre. Il n’avait rien à cacher.
‘D’accord, j'ai dû rêver, t'as raison’ il finit par dire en lui tournant le dos pour s’occuper à nouveau au-dessus de la cuisinière. Jules aurait pourtant juré l’avoir entendu marmonner. ‘Mythomane’. Lorsque Bastien se retourna toutefois, tout doute s’était évaporé de son visage. Comme s’il n’avait jamais été là.
‘J’ai des plans incroyables pour aujourd’hui !’ Oscar interrompit la réflexion de Jules en entrant dans la cuisine avec fracas. Sans attendre de réponses il jeta sur la table un flot de feuilles de papier, de crayons et de feutres. Puis posa un énorme manuel sur le tout.
‘Apprendre en t’amusant, c’est ça ta fameuse technique pour réussir hein ?’ se moqua Jules.
‘Parfaitement frérot, tu devrais en prendre de la graine,’ Oscar rétorqua. Il sembla se rendre compte de ce qu’il venait de dire et bafouilla, ‘Enfin… Je voulais pas insinuer – C’est pas ce que je –’
‘C’est bon, laisse tomber,’ Jules l’arrêta. Que Bastien et Oscar se conduisent sans arrêt comme s’il était un carton rempli d’œufs commençait à lui taper sérieusement sur les nerfs.
Oscar cessa de s’excuser et pris place devant la tasse et le bol de céréales que venait de lui servir Bastien. Jules soupira. Ils faisaient du progrès, c’est tout ce qui comptait. ‘Eh, tu veux de l’aide avec ça ?’ Il proposa. ‘Je suis prêt à parier que tu as pas ramené deux paires de ciseaux supplémentaires au cas où la tienne tomberait en panne.’
Oscar lui lança un sourire en lui tendant les ciseaux, ‘Mais je t’en prie.’
‘Amusez-vous bien les gosses, j’ai des trucs d’adulte à faire,’ ricana Bastien avant de quitter la cuisine, ignorant Oscar et la paire de ciseaux mauves qu’il agitait dans sa direction.
 
Une petite montagne de rectangles de papier s’élevait devant eux lorsqu’Oscar poussa un léger cri.
‘Oh Jules, j’allais totalement oublier de te demander. Tu étais levé tôt ce matin. Encore un cauchemar ?’
Oscar portait un visage innocent mais Jules se sentit offensé qu’il le croie si dupe.
‘Tu as entendu Bastien me parler tout à l’heure, quand tu es entré dans la cuisine, c’est ça ?’
‘De quoi tu parles ?’ Oscar demanda. Il avait l’air curieux plus que confus, ce que Jules trouva véritablement suspect. Mais il était prêt à lui laisser une seconde chance.
‘Plus tôt, Bastien m’a dit qu’il m’a entendu ouvrir la porte et parler à quelqu’un. Tu l’as entendu, et tu as décidé de jouer le jeu, c’est bien ça ?’
‘C’est complètement stupide, pourquoi est-ce que je ferais une chose pareille ?’ Oscar ôta ses lunettes et commença à les essuyer avec un coin de son pull. Jules avait de les lui arracher des mains et de les briser sur le parquet. ‘Je t’ai entendu sortir de ta chambre, avant que le soleil se lève. Le temps que je sois complètement réveillé je t’entendais déjà descendre les escaliers, mais je t’ai entendu.’ Oscar avait l’air sincère. Mais Jules savait une chose. Il n’en croyait pas un mot. Il murmura, ‘Je sais pas à quoi vous jouez tous les deux, mais ça a intérêt à stopper, et vite. Je croyais que l’année dernière était derrière nous, c’est pas ce que tu me disais Oscar ?’
‘Si mais –’
‘Apparemment pas !’ Jules éclata. Il laissa tomber sur la table les ciseaux qu’il tenait en main et il s’aperçut qu’il les avait serrés avec tant de forces qu’ils avaient laissé une profonde marque au creux de sa paume. Se rendre compte qu’il n’avait regagné aucune de leur confiance, cependant, creusait une entaille bien profonde, si violente qu’alors que son frère le fixait d’un regard rempli de trahison, il eut l’impression d’être tranché en deux.
 
***
 
Il claqua la porte de sa chambre et fit les cent pas, ruminant les mêmes idées jusqu’à ce qu’elles ne forment rien d’autre qu’un magma fondu dans sa tête, semblant se déverser de chacun de ses pores. Il prenait un objet en main pour le reposer violemment quelques secondes plus tard, exactement à la même place. Il savait qu’il était en train de se montrer difficile. Puéril. Coléreux. Emporté. Ces mots, il les avait tous déjà entendu. Pourtant il faisait des efforts. Et c’était peut-être ce qui le poussait au bord du gouffre. Faire tous les efforts du monde, et se rendre compte qu’ils ne payaient pas. C’était comme essayer de s’échapper de sables mouvants. Plus il s’agitait en vain, plus il dépensait son énergie, et plus profond il avait l’impression de s’enfoncer. Peut-être était-il déjà trop tard. Peut-être était-il dans la boue jusqu’au cou, et les seuls minuscules liens qui le rattachaient au sol ferme n’étaient que des brindilles, prêtes à craquer au moindre mouvement. L’un son propre frère, et l’autre son meilleur ami, qui se battait pour leur amitié avec la ferveur du guerrier partant pour sa dernière bataille. Il aurait le courage de joindre le combat, si seulement il pouvait avoir une indication que tout ceci n’était pas en vain. La seule certitude qu’il pensait avoir, celle qu’il commençait à se racheter à leurs yeux, venait d’être anéantie le matin même. Il avait essayé de battre sa véritable nature, elle qui le poussait à cracher les mensonges aussi facilement qu’il expulsait l’air de ses poumons. Du plus profond qu’il pouvait fouiller sa mémoire, il avait toujours été ainsi. Menteur plus par nécessité que par volonté, il s’était servi d’histoires et de rêves pour se construire un monde qui lui paraissait plus vivable. Mais l’imaginaire ne pouvait cohabiter avec le monde réel, et il apprit vite que ses histoires étaient à éviter. A bannir. Malgré les réprimandes, les punitions et les regards, il arrivait rarement à s’en empêcher. Il en vint bientôt à voir ses fabulations comme des poissons munis de dents acérées, des piranhas qui ne vivaient que pour s’entre-dévorer. Et lorsqu’il grandit, les monstres grandirent avec lui. Jusqu’au jour de l’année passée où ils devinrent si colossaux que le plus impressionnant des poissons manqua de peu d’avaler le pêcheur.
Jules se prit la tête entre ses deux mains, essayant de se calmer, essayant de ne pas craquer, surtout ne pas craquer. Il connaissait son tempérament, il savait que s’il se laissait un peu de temps il pourrait peut-être, éventuellement, remonter la pente. Il s’allongea sur son lit tout habillé et fixa le plafond, se vida l’esprit de toute pensée parasite. 
Lorsqu’il se sentit enfin plus calme, la nuit était tombée. Il était fatigué, étrangement vidé d’énergie. Il était encore habillé et n’avait pas dîné, mais rien ne semblait important lorsqu’il ferma les yeux. Alors qu’il s’apprêtait à s’endormir il fut perturbé par des voix provenant de la chambre voisine. Il ne pouvait pas discerner les paroles prononcées ni identifier les voix, mais qui d’autre cela pouvait-il être qu’Oscar et Bastien. Les voix paraissaient étrangement déformées, leur volume fluctuait comme si quelqu’un s’amusait avec le son. Jules mit le phénomène sur le dos du mur qui devait avoir un effet sur les fréquences, ou… il n’en savait rien, il n’avait jamais été très bon en physique. Peu à peu, il commença à capter des bribes de phrases. ‘Raté’, ‘Zéro’, ‘Dément’. Il pria pour que ce ne soit que son imagination qui lui jouait des tours. Il n’arrivait pas à croire que son frère et son meilleur ami le critiquent en toute impunité dans la chambre voisine. Et le détail qui le dérangeait le plus était qu’il ne reconnaissait pas clairement les voix comme étant celles d’Oscar et de Bastien. Jules réprima l’impression qu’elles provenaient en fait de son propre crâne.
Il se retourna dans son lit, essayant de bloquer les voix, essayant d’arrêter la sensation que la lumière de la Lune perçait un million de trous dans sa peau, comme une multitude d’aiguilles chauffées à blanc. Sans succès. Il repoussa les couvertures d’un geste irrité et tenta de se lever, mais il trébucha et tomba lourdement contre le mur. Le bruit fit cesser la conversation qui tenait place dans la pièce voisine, mais elle reprit presque aussitôt et semblait remplir ses oreilles, presser sur ses tympans. Jules serra sa tête entre ses deux mains, appuyant sur ses tempes. Il se sentait agité, fiévreux. Il n’était toujours pas convaincu que tout ceci n’était pas un rêve, mais les contours et les couleurs paraissaient trop clairs pour faire partie de son imagination. Mais aussi trop contrastées pour appartenir à la réalité. Il ne savait plus vraiment où il était mais il n’arrivait pas à s’en inquiéter alors que sa tête était sur le point d’éclater. Le mur paraissait glacé dans son dos et très attirant, Jules y posa son front et se sentit immédiatement plus calme. Le son des voix s’atténua, la tempête faisant rage entre ses tempes s’apaisa. Il frotta ses points fermés sur le mur, et la texture pourtant peu rugueuse égratigna sa peau. Il frotta plus fort et sentit perler de minuscules gouttes brûlantes sur le dos de sa main, qui émirent un son aigu au contact avec le papier peint glacé. Comme du beurre dans une poêle, Jules sourit à l’idée tout en frottant son front sur la paroi. Une pluie de cristaux tomba près de ses genoux, violacés sous la lumière de la Lune. Légèrement réchauffé, le mur paraissait plus flexible. Jules posa les deux mains sur le mur avec une seule idée en tête, impossible et saugrenue : fondre dans le mur, et ne plus jamais en sortir. Il se berçait de l’espoir qu’il pourrait disparaître à jamais s’il pressait avec assez de force sur la paroi, et il appuya de tout son poids sur ses deux paumes, encore et plus fort, jusqu’à ce qu’il aie l’illusion que ses mains creusent un relief dans le mur. Il était complètement collé au mur et le froid commençait à pénétrer les muscles dans sa chair et à glacer ses os, mais Jules se sentait soulagé de la torpeur qui semblait l’accompagner. Il continua de comprimer la surface jusqu’à façonner une niche dans laquelle il s’imbriquait, toujours plus profondément. Il vit les bords de l’alcôve de fortune se rapprocher, lentement, le cachant peu à peu du monde. Et alors que le froid cristallisait chacun de ses os, sa dernière pensée paraissait merveilleuse. Il allait disparaître, pour ne plus jamais être retrouvé. Encore quelques centimètres et il serait invisible, seul. Tranquille…
‘Jules ? Est-ce que je peux entrer ?’ La voix de Bastien se fit entendre après deux coups brefs toqués sur la porte. Jules ouvrit les yeux et découvrit avec étonnement qu’il était assis sur le sol, le dos contre le mur séparant sa chambre de celle d’Oscar. Il doutait de s’être endormi ainsi, et il avait été si sûr d’être éveillé. Et pourtant, en y réfléchissant, il ne pouvait pas imaginer d’évènements plus étranges prenant place dans la réalité. Il ne savait pas ce qui l’effraierait le plus, le réel… ou l’illusion ? Il porta une main à son front, elle revint propre.
‘Euh… Oui – Oui, entre.’ Il se releva en hâte mais ne fut pas assez rapide à s’éloigner du mur avant que Bastien n’ouvre la porte. Ce dernier, avec raison, questionna, ‘Qu’est-ce que tu fais comme ça debout dans le noir ?’
‘Rien,’ répondit Jules, avec un ton plus sec qu’il n’avait voulu, auquel Bastien tressaillit.
‘Hum, d’accord. Oscar m’a dit que je te trouverais ici, et tu es pas descendu manger. Il s’est passé quelque chose entre vous deux ?’
Comme s’il venait pas de te faire un résumé dramatique y’a à peine 5 minutes,’ pensa Jules. ‘Petite altercation banale entre frères, tu vois le genre,’ il dit à voix haute.
‘Oh.’ Bastien déglutit, son regard balayant la chambre avant de se poser quelque part dans le dos de Jules. ‘Bon, je voulais juste te dire bonne nuit, donc… bonne nuit. A demain ?’
‘A demain Bastien,’ soupira Jules, la porte déjà refermée derrière son ami. Il entendit les pas pressés dans le couloir et s’aperçut qu’il n’avait pas fait de peine à Bastien. Il lui avait fait peur. Et lorsqu’il se retourna et crut distinguer sur le mur deux empreintes de mains, comme creusées dans la paroi, il ne put se dire qu’il n’était pas terrifié, et pas seulement de la maison. De lui-même.