Le soleil n’était pas encore levé lorsque Jules ouvrit les yeux. Il fixa le plafond le temps que sa vue s’adapte à l’obscurité, et se sentit hagard quelque secondes, se demandant ce qui avait pu le réveiller. Du coin de l’œil, il détecta une anomalie; Sa porte était ouverte. Les courants d’air étaient fréquents dans ce vieux Manoir, il ne fut pas étonné. Il se hâta de refermer la porte et retourna se coucher, plongeant dans les draps avec un soupir soulagé. Il commençait à sombrer à nouveau lorsqu’il entendit un déclic. La porte venait de se rouvrir. Jules jura et se releva. Il passe la tête dans le couloir pour s’assurer que la fenêtre du couloir était bien fermée. Elle l’était, mais un souffle d’air froid semblait parvenir du bout du couloir, presque trop fort et glacé pour être naturel. Jules aurait du descendre voir ce qui se passait, mais un coup d’œil au noir d’encre régnant à l’extérieur de la chambre suffit à le décourager. Il referma la porte et garda sa main quelques instants sur la poignée, comme pour la défier de bouger. Après avoir réfléchi quelques secondes, il tourna la clé dans la serrure de manière à fermer définitivement la porte. Il frissonnait à l’idée d’être enfermé dans sa propre chambre, mais il frissonnait également de froid, et en avait assez de sortir du lit. Il essaya de se rassurer en se disant que ce n’était que pour ces raisons qu’il s’enfermait à clé, pas à cause du souffle glacial parcourant l’obscurité des pièces désertes, comme s'il était agité d'une vie propre. 
Presque satisfait, Jules retourna sous les couvertures. Mais il ne parvenait plus à dormir. Il se sentait bizarre, inquiet, comme s’il avait oublié quelque chose. Puis son esprit lui projeta en un flash une image, l’expression de Bastien avant qu’il ne quitte sa chambre, et il sut ce qui le travaillait. L’expression de pure terreur, comme si Bastien avait vu un fantôme. Un monstre. Jules se retourna dans son lit, ruminant ses idées noires. Il était manifestement en train de perdre la tête. S’il était le seul à être concerné, à s’imaginer des choses qui n’existaient pas, ça lui paraîtrait moins grave. Presque naturel. Mais apparemment il emportait son frère et son ami avec lui dans sa folie. 
‘Il faudra que je leur en parle demain,’ se dit-il. ‘Ca peut plus continuer comme –’
Il entendit distinctement le bruit de la poignée se baisser. Une, deux, trois fois. Jules ferma les yeux et pria pour être en train de rêver. Il les rouvrit lorsqu’il entendit toquer à la porte et se redressa en sursaut. Toute raison ou logique avait quitté son esprit, et ses pensées étaient peuplées de mots comme ‘protection’. ‘Survie’. Il chercha des yeux un objet lourd et meurtrier qui pourrait lui servir d’arme. Il ne disposait que d’un parapluie appuyé dans un coin de la chambre. Il le saisit malgré son faible pouvoir lésant et alla tourner rapidement la clé dans la serrure. Il recula ensuite de quelques pas et attendit, parapluie brandi, que la porte s’ouvre. Il se sentait ridicule, mais cette partie de son cerveau se retrouva rapidement noyée sous la frayeur lorsqu’il vit la poignée s’abaisser lentement. La porte pivota sur ses gonds et Jules vit que se tenait dans l’encadrement une silhouette sombre, longue et totalement immobile. Jules recula de quelques pas et son dos toucha la table de chevet. Il chercha à tâtons le briquet qui était posé dessus, sans jamais cesser de fixer la silhouette. Sa main se referma sur le briquet et il l’actionna, peignant l’intrus d’une faible flamme vacillante.
Son frère était campé sur le seuil de sa chambre, la main toujours posée sur la poignée. La flamme frémissante se reflétait sur les verres de ses lunettes, empêchait à Jules de voir ses yeux. Il n’était pas sûr que ce soit sage mais il avait besoin de savoir, besoin de vérifier qu’ils n’étaient pas morts et vides, ou même absents, laissant deux orbites désertes sur son visage.
‘Oscar ?’ souffla Jules.
‘Bouh.’ 
Le pouce de Jules glissa du briquet et il se laissa retomber lourdement sur son lit. ‘Oscar, tu as failli me filer une crise cardiaque à l’instant,’ il soupira, sa voix étouffée par l’oreiller.
‘Je sais,’ dit simplement Oscar, et il s’assit sur le lit de Jules. Ce dernier tourna la tête sur son oreiller et observa la silhouette de son frère, à présent illuminé par l’éclat de la Lune. Il se sentait bête de sa réaction mais décida de ne pas y prêter attention. Il connaissait cette posture chez son frère, légèrement bossu, la tête enfoncée entre les épaules, le regard fuyant. 
‘Qu’est-ce qui t’arrive ?’ interrogea Jules.
‘Rien,’ Oscar murmura. Jules soupira, faisant mine d’être exaspéré. D’une manière plus dramatique que nécessaire, il souleva un pan de la couverture et se décala dans le lit. Oscar lui lança un petit sourire, mi-moqueur mi soulagé, avant de retirer ses lunettes et de se coucher à ses côtés. Jules attendit qu’ils soient tous deux installés sur leur dos, fixant le plafond couvert d’arabesques d’humidité, avant de répéter, ‘Qu’est-ce qu’il y a ?’
‘J’ai fait un cauchemar, mais… c’est stupide,’ Oscar bougonna, tournant et retournant le briquet dans ses mains. Jules vit ses sourcils se froncer et barrer son front de rides, accentuées par la faible lumière. On eut dit des sacs remplis de tous les secrets qu’il n’osait pas lui avouer à l’instant même, et rien que pour ça, Jules allait enfoncer le clou.
‘Ca devait être quelque chose, s’il t’a poussé à venir me rendre une visite au milieu de la nuit.’ Il jeta à coup d’œil à son réveil et soupira. 3 :44.
Oscar posa le briquet sur la couverture, se frotte les yeux et maugréa, ‘Tu étais dedans.’
Jules remua faiblement, se mit à jouer avec un trou dans la couverture, peu sûr de vouloir en savoir plus. Il était trop tard pour reculer. ‘Et qu’est-ce que je faisais ? Je suis mort dans ton rêve ou quoi ? Je te préviens Oscar, si tu m’as réveillé pour autre chose qu’une mort héroïque, je te jette hors de ce lit,’ Jules plaisanta, le cœur lourd, donnant un petit coup de coude à son frère.
‘Tu es pas mort, non,’ répondit Oscar. Il renifla bruyamment avant de poursuivre, ‘Tu construisais une cabane dans un arbre. L’endroit ressemblait à la forêt à côté de la maison, mais en même temps pas ? Bref. Tu étais en train de clouer des planches et moi je te regardais de loin, pendant que je cueillais des marguerites –‘ Il s’interrompit en entendant son frère essayer de retenir ses ricanements à côté de lui. Jules ne pouvait pas résister et railla, ‘Quoi ? Il était temps que tu te rendes comptes de nos places respectives, moi l’homme capable du travail manuel, et toi la jeune prude s’occupant en faisant du tricot et en ramassant des marguerites dans les bois.’
Oscar le fixa et feignit un regard dur, ‘Je prendrai même pas la peine de souligner les sales sous-entendus à ce que tu viens de dire, surtout quand on est dans le même lit, c’est quoi ton problème ?!’ Jules éclata de rire mais n’ajouta rien. Il profitait du moment d’accalmie, Oscar enfin plus détendu à ses côtés. Il se dit que le cauchemar avait vraiment du le secouer, et au même moment il vit le regard d’Oscar se poser sur la Lune, son visage s’assombrir à nouveau. 
‘Et ensuite ?’ l’encouragea Jules. 
‘Je me suis approché de l’arbre sur lequel tu étais perché. Tu continuais de frapper avec le marteau sans relâche, et j’avais l’impression de ressentir les vibrations des coups jusque dans ma poitrine. Juste au moment où je suis arrivé au pied de l’arbre, je me suis rendu compte que c’était pas une cabane. C’était une cage. Faîte d’ossements.’
‘Oh.’ La description de ce rêve plaisait de moins en moins à Jules, mais il laissa son frère poursuivre. ‘Tu sifflais en clouant les os ensemble, et j’avais envie de te demander ce que tu étais en train de faire, pourquoi, mais j’étais figé sur place. Et j’ai entendu un cri. Tu avais piégé Bastien dans la cage, et il te criait de le laisser sortir, il te suppliait de lui laisser la vie sauve. Il essayait de passer les mains à travers les barreaux, mais tu les frappais de ton marteau à chaque fois qu’il était sur le point de réussir. Tu lui as répondu que la cage n’allait pas le tuer, mais qu’il ne pourrait jamais, jamais en sortir. Je regardais autour de moi, je cherchais de quoi l’aider, j’étais convaincu que si je trouvais un moyen de le sauver, je pourrais bouger. Et c’est là que tu as remarqué que j’étais là. Tu as craché les clous que tu tenais entre tes dents et j’ai du sang couler sur ton menton, sur ta chemise, et quand tu as parlé j’ai senti les postillons de sang tomber sur mon visage. Tu m’as dit… Tu m’as dit que tu avais assez de forces pour t’occuper de nous deux, que je devais pas prendre un air si pressé, ce serait mon tour bien assez tôt. Et tu as recommencé à taper sur les os, et je sentais chaque coup dans mes propres os, et j’avais peur, si peur – ’ Oscar commença à respirer lourdement et Jules essaya comme il pouvait de le calmer d’une main sur son épaule, ‘Eh, Oscar, chut calme-toi. C’était juste un mauvais rêve, tu le sais bien. C’était pas réel –’ 
Mais Oscar l’interrompit d’une main sur la sienne, serrant de toutes ses forces, les articulations de ses doigts devenant livides. ‘Non non j’ai pas fini. Je me suis réveillé et j’entendais toujours les coups.’ Il marqua une pause, ses lourdes respirations constituaient les seuls sons couvrant le silence de la nuit. ‘Ils venaient de ta chambre.’
 
***
 
Le lendemain, si Jules avait encore quelques doutes que les évènements de la nuit n’avaient été qu’un rêve, ces espoirs se virent pulvérisés lorsqu’il se réveilla avec la paire d’yeux de son frère à quelques centimètres des siens. ‘Bien roupillé, Belle au Bois Dormant ?’ 
‘Vire de ma face, tu veux ?’ Jules grommela. Il se releva et se frotta les yeux, avant de porter un regard sur son frère. Oscar avait l’air reposé, les cheveux ébouriffés et une marque d’oreiller barrant sa joue gauche.
‘Ca va mieux ?’ se renseigna Jules.
‘Tout a toujours l’air moins effrayant sous la lumière du jour,’ soupira Oscar, et Jules eut l’impression de détecter un sens tout autre sous la simple phrase.
‘Qu’est-ce que tu veux dire par là ?’ Jules demanda. Oscar lui lança un regard sceptique, ‘Je crois que tu sais très bien. Quelque chose cloche avec cette maison. J’arrive pas à dire exactement quoi… Je me surprends à regarder par-dessus mon épaule toutes les cinq minutes parce que j’ai toujours l’impression d’être suivi. Et le rêve d’hier ? J’étais peut-être confus et fatigué, mais je sais que j’ai entendu des coups, et j’aurais cru que tu me jouais un tour si je t’avais pas trouvé endormi 5 secondes plus tard.’
D’un geste nerveux Jules se gratta la tête et proposa, ‘Tu sais que si tu voulais partir, nos valises seraient dans la voiture au bout d’une heure, j’espère que tu le sais ? J’ai pas envie de te forcer à faire quoi que ce soit.’
Oscar parut hésiter un instant et répondit, ‘Non je sais. Mais j’ai envie de rester. Et j’ai l’impression que la plupart du temps c’est moi qui me fait peur tout seul, tu comprends ?’
‘Oui, parfaitement. Il y a quelques nuits je me suis fait peur avec mon réveil,’ avoua Jules.
Oscar se retourna alors et le regarda un instant avant de rire, ‘Tu décroche la palme frérot, je te félicite.’
Ils passèrent quelques moments en silence avant qu’Oscar ne reprenne. ‘Je crois aussi que j’ai pas envie de partir parce que je sais que d’ici deux semaines on va partir de nouveau chacun de notre côté, et – ’ Il jeta un coup d’œil à Jules avant de fixer à nouveau son regard au dehors. Il n’avait même pas besoin de finir sa phrase. Ils allaient finir par reprendre leurs vies, ignorant leurs occupations respectives, s’éloignant un peu plus chaque jour jusqu’à ce qu’un beau matin ils se rendent compte que l’autre était devenu un étranger, une ombre sur le tableau.
En oubliant un instant les circonstances étranges de leur séjour, les mystères et les ombres rampantes même en plein jour, Jules fixa son frère, sa tête encore ensommeillée, ses yeux espiègles derrière ses lunettes, et il vit naître une certitude dans son esprit enchevêtré. Il dégageait trop de lumière pour être laissé dans l’obscurité de l’arrière-plan, il ne l’abandonnerait pas. Il s’en fit la promesse. Mais il savait malheureusement d’expérience que les promesses, bien que déjà faciles à former, étaient encore plus faciles à briser.