9 Mars 1983
 
Jules retira de la poussière invisible de son pantalon et se frotta les mains. Son travail était terminé. Son œuvre, complète. Sa forteresse, parfaite. Immense et solide, surmontant la colline de son chapiteau de pierre et capable de surveiller la vallée, Jules en était incroyablement fier. Il était d’ailleurs en train d’observer le soleil se lever par une des meurtrières lorsqu’il vit à l’horizon s’élever un nuage de terre et de poussières.
« Des cavaliers » pensa-t-il aussitôt. Armé de son visage le plus résolu, il se sentait prêt. Qu’à cela ne tienne, il s’occuperait d’eux. Il saisit l’arc qui patientait dans un coin de la pièce, son poids rassurant entre ses mains, et attendit qu’ils s’approchent. Lorsque les rayons orangés et roses commencèrent à se refléter sur leurs casques scintillant et lorsqu’il put différencier les traits fins de la contrée de Plathermie, Jules estima qu’ils étaient assez proche pour les attaquer. Il arma une flèche, tendit la corde, sentit la pression forcer sur ses muscles, mais il ne trembla pas. Il était entraîné, il était né pour ça. Il s’imagina déjà la flèche s’immiscer entre le casque et la maille de fer, traverser os et veines avant de réapparaître de l’autre côté de la nuque dans un jet de sang, et un avertissement auquel les cavaliers répondraient par un cri d’horreur ; celui qu’ils venaient de s’attaquer à la mauvaise forteresse. Il s’apprêtait à lâcher la corde lorsqu’un visage apparut à quelques centimètres du sien.
« Y’a de la place ici ? »
Jules cligna des yeux puis les leva au plafond. Il vit les pierres de son château se détacher une à une, tomber sur le sol, sur les meubles, sur sa propre tête. Il se serait déplacé pour les éviter s’il ne savait pas déjà ce qui était en train de se passer, si l’illusion n’était pas déjà morte et envolée. Quelques secondes plus tard il était de retour sous le toboggan où il avait trouvé refuge, une poignée de sable entre les mains qui avait fait partie du mur sur lequel il s’était appuyé.  
« Quoi ? » Il s’en voulait presque de ne pas être plus loquace, mais le retour à la réalité était difficile.
« Je voulais savoir si je pouvais jouer avec toi ? » le jeune garçon expliqua. Ses cheveux étaient ébouriffés comme s’il avait couru trop longtemps et ses yeux étincelaient d’une énergie qu’il avait visiblement du mal à contrôler. « Fantastique, » se dit Jules, « un gamin hyperactif, exactement ce qu’il me fallait. » L’intrus avait détruit une récréation entière de travail. Plus que son imagination, c’est le temps perdu que Jules venait à regretter à cet instant. L’imagination était infinie, mais le temps ne pouvait pas revenir. Surtout celui d'un enfant.
« Jouer ? Pourquoi ? » Jules lui demanda, incrédule.
« T’as l’air de bien t’amuser, » le garçon lui répondit en haussant des épaules.
S’amuser ? Jules n’y avait jamais vraiment réfléchi. Il ne jouait jamais. En tout cas pas avec les garçons de son âge. Ces idiots lançaient des billes ou s’échangeaient des cartes. Jules n’avait pas besoin de billes ou de cartes, il avait tout ce qui lui fallait directement là-haut, dans sa tête. Mais est-ce qu’il s’amusait ? Vraiment ?
« Non ! »
« Pourquoi ? » c’était au tour du garçon de demander.
« Parce que… » Jules commença, avant d’hésiter. « Tu es bizarre. » Jules ferma les yeux, immensément déçu de lui-même. « Mon Dieu, » pensa-t-il, « non seulement c’est ridicule comme excuse, mais en plus il va le prendre comme une insulte et m’en coller une, je le sais. C’est un nain mais tu n’as jamais été fort en combat Jules, tu vas te faire laminer… » Se rendant compte qu’il était parti dans un monologue interne, il ouvrit les yeux, pour s’apercevoir que le gamin le fixait avec une mine réjouie. Pire, son visage était fendu d’un énorme sourire. « C’est vrai ?! » il s’exclama, ravi. Jules regarda autour de lui, cherchant un moyen de bloquer l’entrée à ce qui ne pouvait être qu’un malade mental. Mais il devait se rendre à l’évidence, il se trouvait bel et bien sous un toboggan, bien trop ouvert au monde pour empêcher d’entrer qui que ce soit. C’était son repère, son domaine, mais aujourd’hui cela ne serait que sa prison. Il fallait qu’il opte pour la fuite, en espérant que le lendemain le jeune garçon aurait tout oublié de l’existence de la cachette, ainsi que de celle de Jules.
 
Le garçon n’en oublia rien. Bien au contraire, il retrouva Jules dans la cantine et s’assit à sa table, comme s’ils étaient les meilleurs amis du monde. Jules se sentait indigné. Il n’était pas le meilleur ami de ce gamin, il n’était même pas son ami. Il n’était pas une connaissance. Cet être était un indésirable, et Jules décida de le lui faire savoir en poignardant sa potée de haricots, faisant clairement signe au garçon qu’il imaginait que chaque petit pois portait son visage.
Au grand dam de Jules, celui-ci fit mine de ne rien remarquer, et était aussi joyeux que la veille. Sa bonne humeur et son sourire s’insinuaient sous sa peau et le démangeait comme la fois où il avait poussé Oscar dans les orties. D’accord, ce n’était pas sa peau qui avait démangé, mais il avait une imagination hors de commun, il pouvait se faire une bonne idée de la sensation à la vue de la peau rouge et boursouflée de son frère.
Exaspéré, Jules décida de reprendre sa lecture. L’ignorer complètement serait peut-être le moyen de faire passer le message à l’intrus.
« Qu’est-ce que tu lis ? »
Apparemment pas.
Lorsque Jules fit mine de ne pas avoir entendu, le garçon décida de prendre contrôle de la situation. En soulevant le livre du bout de sa fourchette, pour essayer d’apercevoir le titre. 
« Arrête tu vas le salir ! »
« J’aurais pas besoin de faire appel à mes dons extraordinaires d’infiltration si tu répondais simplement à ma question, tu sais. »
Le petit morveux avait raison.
« Les contes de Grimm, » Jules avoua péniblement.
« Des contes ? Je savais pas que tu étais une fille. »
« Les contes ne sont pas faits pour les filles, » siffla Jules. C’était un discours qu’il avait tenu maintes fois auparavant et dans lequel il n’avait pas vraiment envie de replonger, surtout pas avec quelqu’un qui avait l’air de ne même pas savoir se servir d’un peigne.
« D’accord. De quoi ça parle ? »
De toutes les questions que Jules attendaient, celle-ci ne figurait pas sur la liste. Il fut tellement déstabilisé qu’il fixa le gamin, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, incapable de savoir où sa voix était partie.
« Oui bon ben ça va, » le garçon balbutia, mal à l’aise, « je lis pas, d’accord ? »
« Du tout ? »
« Je sais lire, c’est juste que je… lis pas. »
C’était, de loin, la conversation la plus gênante que Jules n’ait jamais eut avec quelqu’un. La poursuivre était quasiment du suicide, pourtant il ne put s’empêcher d’expliquer, « Hum… c’est l’histoire du fils d’un Roi qui part à la recherche d’un oiseau d’or et… il se fait aider dans sa quête par un… par un renard. »
Son regard se reposa sur son assiette de haricots, massacrés dans la rage dont il ne restait plus rien qu’une poussière incandescente dans un recoin de son cerveau, remplacée par la honte grandissante que lui apportait ce déjeuner désastreux. Il avait envie de plonger tête la première dans son assiette et se cacher au milieu des cosses. Pourquoi pas, refaire un tour dans la marmite. Disparaître.
Le gamin dut déchiffrer la position courbée de Jules et lui chuchota, « Cherche pas être te rendre invisible, tu le seras jamais pour moi. »
Jules leva les yeux et tomba sur un regard pétillant d’une énergie que le garçon avait visiblement du mal à contrôler, des cheveux ébouriffés comme s’il avait passé trop de temps à courir, et un visage espiègle qu’il finirait par connaître comme sa poche.
« Au fait, moi c’est Bastien. »