Ils  tombèrent rapidement dans une routine. Un petit-déjeuner en commun, puis chacun vaquant à ses activités jusqu’à midi précise où ils se retrouvaient à nouveau dans la cuisine pour partager le déjeuner. Ce n’étaient pas des vacances palpitantes, mais Jules avait le sentiment qu’ils en avaient tous les trois besoin. La nécessité d’une petite bulle de paix dans un monde qui va souvent trop vite. Ils devaient arrêter le temps, et parfois il avait vraiment l’impression qu’ils avaient réussi, qu’ils étaient en dehors du monde, reclus dans leur petit coin de verdure et de pierre effritée, en pause. En attente de quoi ? Encore cette question, et toujours pas de réponse.
Jules commençait même à s’habituer au mode de vie quasi médiéval et au froid constant de la maison, malgré le temps agréable de ces derniers jours. Mais évidemment, au bout de quelques jours, Oscar commença à s’impatienter.
Ils étaient tous les trois rassemblés dans le salon, Bastien avait apporté la machine à écrire et fournissait une bande sonore rythmée et métallique à la lecture de Jules, tandis qu’Oscar était installé devant le piano, les doigts touchant à peine les touches sans les presser, comme s’il pouvait apprendre à jouer par transfert d’énergie. 
‘Eh Jules,’ interpela Bastien, ‘qu’est-ce que tu dis de ça ? ʺPierre d’achoppement d’une aristocratie en décadenceʺ.’
‘C’est correct,’ lui répondit Jules, sans prendre la peine de lever les yeux de son livre, ‘si tu veux prouver à ton patron que ton niveau d’écriture est convenable en lui montrant que tu as gobé un thésaurus.’
Lorsqu’il ne reçut pas de réponse, il leva les yeux et vit Bastien le regarder avec de grands yeux étonnés. ‘Quoi ? Tu m’as demandé mon opinion.’ 
‘D’accord, mais vas-y mollo sur la franchise à l’avenir,’ bougonna Bastien en secouant faiblement de la tête. Jules se contenta de hausser les épaules. ‘Je sais que tu as le talent, tu as juste à aller le chercher au fond de toi. Pas dans un dictionnaire.’ 
Bastien se retourna vers la machine à écrire, laissa ses doigts survoler les touches. Puis après quelques instants, se remit à écrire.
Oscar se tourna brusquement vers la cheminée, impeccable et tristement vide, et annonça, ‘Vous savez de quoi j’en ai marre ?’ 
Jules sentit un frisson de gêne parcourir ses muscles. Et voilà, Oscar en avait déjà assez de ce mode de vie ermite. Il avait toujours eu un tempérament hyperactif, et il avait envie de partir.
‘De ce froid pourri,’ poursuivit Oscar, ignorant totalement le fait que son frère s’était déjà levé, dans la volonté d’en finir rapidement et sans douleur. ‘Je crois que je vais aller chercher du bois aujourd’hui, j’ai vu une hache en assez bon état dans le débarras près de l’ancien potager. Cette maison a besoin de bois, de feu et de chaleur. Vous trouvez pas ?’
Bastien et Jules se regardèrent d’un air incertain. Ils savaient tout deux qu’Oscar n’était pas un Robinson Crusoë dans l’âme, mais il parviendrait bien à trouver quelques bûches. S’il en avait envie. Jules ne pouvait pas nier qu’un feu de cheminée paraissait très tentant à présent, et il devint bien trop conscient du bout de ses doigts gelés, presque douloureux sur les pages de son livre.
‘Est-ce que tu veux que l’un d’entre nous t’accompagne ?’ proposa Jules. ‘Ou même les deux tiens, au Diable l’avarice !’
Oscar considéra la cheminée et dit d’un air absent, ‘Non je – je crois que je vais y aller seul.’ Sa voix diminua progressivement et Oscar marqua une pause si longue que Jules se demandait s’il y a vraiment une suite à cette phrase. Mais Oscar continua avec un sourire, ‘Ca me changera les idées.’
‘Quelles idées ?’ avait envie de demander Jules. ‘Quelles peuvent être les pensées qui hantent ton esprit si tu as besoin d’une balade dans les bois pour t’éclaircir les idées, au lieu d’une discussion avec ton frère ?’ 
Mais il n’en dit rien. Il connaissait trop bien la sensation de claustrophobie qui pouvait pousser à vouloir sortir de sa propre tête de temps à autres. ‘D’accord,’ Jules se contenta de répondre.
‘Si Oscar est bien décidé à rendre cette baraque plus habitable, je pense que je vais descendre en ville. Faire des courses convenables, qu’est-ce que vous en dîtes ?’ Bastien proposa.
Jules hocha de la tête. ‘Mais si ça te dérange pas trop, je préfèrerais rester ici. Au cas où.’
‘Au cas où quoi ?’ interrogea Bastien, douteux.
‘Rien, juste… de toute façon j’ai du travail,’ bredouilla Jules, grimaçant en se rendant compte de sa pathétique tentative de se rattraper. La vérité était qu’il ne savait pas vraiment pourquoi il ressentait le besoin de rester, excepté peut-être une sensation de malaise au fond de son estomac. Bastien portait une expression sur son visage, comme s’il avait vraiment envie de lui dire quelque chose mais s’en retenait. Un silence inconfortable était tombé sur le salon qu’Oscar, fidèle à ses habitudes, s’empressa de briser.
‘Bon, quand vous aurez fini de jouer les phénomènes de foire avec vos discussions psychiques, on pourra peut-être mettre trois neurones ensemble et faire une liste de courses. Dépourvue de cassoulet en boîte, je crois qu’on se souvient tous de la débâcle du camping de 95.’
 
***
 
‘Sac ?’
‘Oui chef.’
‘Coutelas ?’
‘Je l’ai.’
‘Hache ?’
‘Oui !’
‘Oscar ?’
‘Juste devant ton nez, Bozo.’
Jules leva les yeux au ciel. ‘Sois prudent d’accord ? Tu ne coupes pas d’arbres, tu te contentes de ramasser le bois sec. Essaye de trouver un chemin à peu près sûr et restes-y. Et n’accepte pas de friandises de la part d’inconnus.’
Oscar se contenta de lui lancer un sourire en réponse et se dirigea d’un pas décidé vers l’orée des bois, un énorme sac se balançant sur son épaule et une vieille hache à la main, la lame étincelant sous le soleil. Jules le regarda s’éloigner, la sensation de malaise un vague souvenir à l’arrière de son esprit. 
‘Je suppose que je vais y aller aussi,’ Bastien apparut dans l’encadrement de la porte et s’y accouda, les bras croisés. ‘Je vais te laisser ʺtravaillerʺ.’
‘Oh pour l’amour du ciel Bastien, commence pas, s’il-te-plaît,’ supplia Jules.
‘Peu importe,’ Bastien marmonna en se dirigeant vers le portail, tête baissée. Jules n’attendit pas de l’entendre partir, il passa le seuil et referma la porte derrière lui. A présent qu’il était seul, il commençait à se demander pourquoi il avait refusé d’accompagner Bastien. Cela avait paru naturel sur le moment, mais il avait aussi jugé normal de lui dire qu’il avait du travail alors qu’évidemment, le seul intérêt de louer ce Manoir était de profiter de ses vacances. Bastien le savait, et Jules le savait. La stupidité venant de sa part ne cessait d’étonner Jules. Cependant, la condescendance de Bastien commençait à le pousser dans ses derniers retranchements. Toujours le bon mot à placer, toujours une question à poser. Qu’il se mêle de ses affaires, n’avait-t-il pas aussi ses propres problèmes ? C’est alors que Jules réalisa que si, Bastien avait ses propres problèmes. L’année passée, les difficultés au Journal… ils l’avaient rendu plus sérieux, plus miné que l’adolescent pétillant que Jules avait connu. Il était sans doute tout aussi fatigué que Jules. Mais Jules se rappela aussi de ce que Bastien lui avait dit, « Je m’inquiète pour toi », et ce qu’il avait prit pour de la condescendance n’était sans doute que de l’inquiétude. Stupide, Jules, si stupide.
Tout en réfléchissant, comme par instinct ou comme si ses pieds étaient en directe communication avec son cerveau, les pas de Jules le menèrent vers la porte de la chambre de Bastien. A l’intérieur il retrouva la méticulosité propre à son ami. Toutes ses affaires étaient rangées dans l’armoire, la valise vide abandonnée dans le coin. La machine à écrire était posée sur le bureau, soigneusement recouverte de son étui, et à côté d’elle, une pile nette de feuilles imprimées de petits caractères. Au pied du lit, Jules vit le carton de livres qu’il avait apporté pour Bastien, déjà vidé de la moitié de son contenu. L’autre portion se trouvait sur la table de chevet, les livres probablement déjà lus. Le regard de Jules se posa à nouveau sur la machine à écrire. Une idée lui vint à l’esprit. Il retira délicatement l’étui de protection et tapa quelques mots, qu’il était sûr que Bastien reconnaîtrait.
« Mais je ne peux pas m’en empêcher, dit le renard, je vais t’aider à remonter à la lumière du jour. »
 
***
 
Jules referma la porte et passa une main sur son cœur. La sensation était étrange, comme si ses organes pesaient des tonnes et menaçaient de se décrocher. Il se sentait à l’étroit, et les points noirs apparaissant devant ses yeux lui donnaient l’impression que quelque chose était , juste en dehors de son champ de vision. Jules savait qu’il agissait de façon stupide, qu’être seul le rendait toujours paranoïaque, mais il n’y pouvait rien. Il se rabroua et décida qu’il n’y avait qu’une chose à faire, et à l’idée seule les frissons parcourant son échine s’atténuèrent. Il fallait qu’il sorte du manoir.
 
Jules installa une chaise longue sur la pelouse, à l’ombre d’un grand chêne. Avant de démarrer sa lecture il jeta un coup d’œil à la bâtisse. Il ne savait pas si c’était l’effet du soleil ou tout simplement le fait de se trouver à l’extérieur, mais il se sentait moins troublé par la vue. Il ne pouvait cependant pas s’empêcher de penser que visiter l’estomac d’un monstre de l’intérieur devait être bien plus effrayant que de le regarder dans les yeux. La situation n’en était pas moins dramatique, le héros finissait digéré dans les deux cas. Il abaissa les yeux, et commença à lire. 
Jules s’était trouvé si captivé qu’il ne se rendit compte que plusieurs heures s’étaient écoulées que par le brusque changement de lumière. Il scruta le ciel et vit d’énormes nuages gris peupler peu à peu l’étendue azure. Il était temps de rentrer. Jules se dit qu’Oscar avait du revenir mais n’avait pas voulu le déranger. Bastien quant à lui, n’était toujours pas là, l’allée déserte de voiture paraissant soudain désespérément vide. Alors que l’air se chargeait des premières bourrasques, Jules passa le seuil en appelant le prénom de son frère. Sans recevoir de réponse. Il visita toutes les pièces du Manoir, criant le nom d’Oscar, et lorsque sa patience trouva une fin, ajoutant toutes les tortures qu’il lui ferait subir une fois qu’il l’aurait retrouvé. 
‘Oscar, laisse tomber les courses que Bastien va ramener, c’est TOI qu’on va pocher pour le dîner, tu m’entends ?!’
Mais manifestement, Oscar ne pouvait pas l’entendre, et alors que les premières gouttes commençaient à frapper les vitres, Jules parvint à une réalisation : Oscar n’était jamais rentré.