Le ciel était à présent totalement noir, à l’aspect tumultueux comme si un enfant s’y était acharné au Crayola. La pluie tombait drue sur les carreaux lorsque ceux-ci n’étaient pas brusquement secoués par les premiers grondements du tonnerre. Durant ce temps, Jules était déjà en train de se couvrir pour sortir, et tentait de décider s’il était irrationnel, s’il était en train de paniquer sans raison. Puis il jugea que peu lui importait s’il agissait de manière irréfléchie, il allait trouver son frère. Il passa la porte et fut frappé par la violence du déluge. Il fut trempé de suite et il avait du mal à avancer sous les bourrasques de vent. Le ciel se zébra d’éclairs alors qu’il courait sous l’averse, l’urgence dans ses pas plus animée par l’envie de rejoindre la forêt et de lancer sa recherche que celle de se mettre à l’abri. L’ambiance orageuse l’emplit d’une panique qu’il n’avait pas ressentie à l’intérieur du Manoir. A chacun de ses pas naissait un nouveau scénario devant ses yeux. Oscar sous le tronc d’un bouleau sectionné, Oscar noyé, flottant à la surface d’une rivière, Oscar au fond d’un ravin, les membres brisés par une chute mortelle… Il atteignit les premiers arbres et se mit aussitôt à chercher l’endroit où il avait vu Oscar disparaître l’après-midi même. Il le trouva rapidement, un passage avait été maladroitement percé par Oscar au milieu des plantes et fougères de la forêt. Jules décida de suivre le chemin de fortune, il constituait pour le moment le meilleur moyen de suivre les traces de son frère. 
Une fois sous le couvert du feuillage, le son de la pluie, du vent et du tonnerre paru s’amplifier et prendre un accent spectral tandis qu’il se réverbérait sur les arbres alentours. Jules essayait de se focaliser sur le  passage et le faisceau de sa lampe balayant les végétaux, un seul nom dans son esprit et sur sa bouche, chanté comme une litanie. Un grondement de tonnerre se fit entendre et il eut sur Jules comme l’effet d’un tremblement de terre, il trébucha et se retint de justesse au tronc d’un arbre. Il sentit sous sa main ce qui ressemblait à une entaille, et il suspecta Oscar d’avoir utilisé sa hache pour se frayer un chemin dans la forêt. Quelques images supplémentaires s’ajoutèrent à sa collection pour nourrir les scénarios sanglants et improbables qu’il était en train de concocter. 
La panique l’empêchait d’être effrayé par l’obscurité de la forêt ou l’éclat d’yeux que Jules captait parfois avec le faisceau de sa lampe, et il avançait avec rapidité à travers les méandres de plantes sauvages. Jusqu’à ce que le chemin tracé par Oscar ne s’arrête brutalement. Jules balaya le sol tout autour de lui, essayant de détecter des traces de pas ou une fougère écrasée par d’épaisses bottines. Mais sans succès. C’était comme si Oscar avait frayé son chemin à grands coups de hache jusqu’ici, puis avait… Jules refusait d’employer le mot, mais c’était comme si Oscar avait disparu. Il continua d’appeler son frère, dix, peut-être vingt fois, il avait arrêté de compter. Sa voix était rauque lorsqu’il décida de faire demi-tour. Sans direction précise, il aurait eu toutes les chances de se perdre lui-même. Sa meilleure solution était de rentrer, et d’espérer que Bastien était revenu avec la voiture.
Les arbres se clairsemaient lorsque Jules aperçu un flash de lumière. Même si la tempête parut s’être calmée, Jules crut d’abord que ce n’était qu’un éclair, mais se rendit rapidement compte qu’il s’agissait de la lumière des phares de la voiture, interceptée par les arbres. Il poussa un soupir de soulagement et accéléra encore son allure jusqu’à sortir des bois, puis courut jusqu’au véhicule. Bastien ouvrit la portière et porta un regard paniqué sur Jules, à l’aspect de dément et recouvert de boue.
‘Qu’est-ce qui t’es arrivé ?’ s’inquiéta Bastien.
‘Oscar – bois – pas – rentré – ’ Jules bredouilla essoufflé, à court de souffle d’alarme et d’effort. Mais Bastien n’eut pas de mal à rassembler les éléments.
‘QUOI ?!’
‘J’ai été le chercher mais je sais pas où il est passé –’
‘Tout seul ? T’aurais pu te perdre aussi. T’aurais pu te prendre un arbre sur la tête ! A quoi est-ce que tu pensais ?’
‘A rien justement, mon frère a disparu ! Et quel choix j’avais Bastien, hein ? Si tu avais été rentré plus tôt j’aurais pas eu à le faire.’
‘Le caissier en ville m’a dit qu’a priori j’avais de bonnes chances qu’une tempête me tombe dessus sur la route, il m’a conseillé d’attendre.’ Bastien répliqua, et lorsqu’il vit Jules ouvrir la bouche pour argumenter, il ajouta, ‘On pourra s’engueuler plus tard okay ? Grimpe dans la voiture, on va chercher du secours.’
Jules ouvrit la portière du côté passager et s’apprêtait à entrer dans le véhicule lorsqu’un éclair tardif illumina le ciel et le domaine. Il distingua, à la lisière de la forêt, une forme élancée et livide sous le flash de l’éclair. Les pas de Jules se lancèrent à nouveau dans une course folle avant qu’il n’ait eu le temps de penser, et il atteignit la silhouette avant même que Bastien n’ait bougé de sa position.
‘Oscar, ne me fais plus jamais une peur pareille !’
Son frère était couvert de boue de la tête aux pieds, ses cheveux collés d’eau et la pluie creusant de profondes traînées dans la terre maculant ses joues. Ses mains étaient vides, la hache ayant disparu, mais l’énorme sac qu’il avait embarqué était rempli de bûches. Ses lunettes étaient opaques et, par réflexe, Jules les ôta de son nez et essuya les verres comme il pouvait. Les yeux d’Oscar partaient dans toutes les directions, il paraissait perdu et désorienté.
‘Qu’est-ce qui s’est passé Oscar ?’
Malgré le bourdonnement de la pluie, Jules put lire sur ses lèvres les mots prononcés par son frère à voix basse, ‘J’en n’ai aucune idée.’

***
 
‘Bon, qu’est-ce qu’on fait ?’ Bastien prononça à voix haute la question qui était au premier plan de tous leurs esprits. Ils étaient enfin assis ensemble devant le feu crépitant, une tasse bouillante et rassurante serrées entre leurs paumes. Après qu’ils furent rentrés, Jules s’était précipité pour chercher des couvertures tandis que Bastien s’était occupé dans la cuisine à leur préparer trois tasses de thé brûlantes. Oscar n’avait pu que s’effondrer sur le sofa, tremblant et frissonnant; de peur ou de choc, Jules n’était pas vraiment sûr. Ils avaient déjà consentit sur le fait qu’Oscar ignorait ce qui lui était arrivé. Il décrivit son parcours depuis son départ, jusqu’au moment où d’un pas il passa du cœur de la forêt à sa lisière, trempé jusqu’aux os et un sac de bûches sur l’épaule qu’il ne se souvenait pas avoir ramassé. 
‘On plie bagages ?’ poursuivit Bastien, dans sa franchise naturelle. Il n’était jamais prompt à tourner autour du pot. Jules baissa la tête, essayant de gagner du temps. Il aurait pourtant apprécié une certaine ambiguïté chez Bastien, car il n’avait pas l’impression qu’il pouvait donner une réponse aussi claire et concise que sa question. Il n’avait pas envie de rester. Mais il savait aussi qu’il n’avait pas envie de partir. Il décida d’employer la facilité.
‘Je propose d’au moins laisser passer la nuit. Ca servirait à rien d’essayer de partir ce soir, on aurait toutes les chances d’avoir un accident.’ 
Leurs regards se tournèrent simultanément vers l’immense fenêtre, mais l’extérieur était si sombre qu’ils ne virent que leur propre reflet, trois silhouettes pâles faiblement éclairées par la flamme frémissante de l’âtre. Cependant ils pouvaient entendre les trombes de pluie s’abattre sur la façade, le tonnerre gronder et rouler dans le ciel, le vent siffler alors qu’il s’infiltrait dans la moindre fissure de la bâtisse. 
‘T’as raison,’ soupira Bastien, abattu. 
‘Ca fait maintenant plus d’une semaine qu’on est là, s’il devait se passer quelque chose, ça serait déjà arrivé depuis ce temps,’ tenta de le rassurer Jules.
‘Et une amnésie inattendue en pleine forêt, tu trouves que c’est totalement banal toi ?’ attaqua Bastien.
‘Peut-être qu’Oscar s’est cogné la tête,’ Jules se hasarda.
‘C’est ta tête que je vais cogner si tu continues à raconter des âneries !’ Oscar protesta.
‘Taisez-vous tous les deux,’ pria Bastien. ‘Est-ce que ça vous arrive de tenir une conversation sans vous lancer d’insultes ?’ 
‘Non,’ les deux frères répondirent, se regardant férocement dans les yeux comme si ceux-ci pouvaient lancer des éclairs.
‘Je me suis pas cogné la tête.’
‘D’accord, ta soudaine amnésie est donc tombée de nulle part, c’est bien ça ?’
‘Pas tout à fait,’ Oscar sembla hésiter.
‘Oh quoi, tu vas me dire que tu as une meilleure explication maintenant ?’ railla Jules.
‘Oui, si tu veux le savoir, j’en ai une,’ déclara fièrement Oscar.
‘Je meurs d’envie de l’entendre,’ dit Jules d’un ton moqueur.
Oscar marqua une pause puis parla lentement, ‘Tu es pas encore prêt à l’entendre.’
‘Je suis pas prêt – ’ Jules leva les bras au ciel et reprit, ‘Tu sais à quoi je suis pas prêt ? A avoir affaire à toi et à tes gamineries. Reviens me voir quand tu voudras tenir une véritable discussion.’
Il se mit debout et s’adressa à Bastien, ‘Je te laisse le soin de parler avec lui de ce qu’il voudra bien te dire, moi je vais prendre une douche.’
Jules sortit de la pièce, foulant le sol à pas lourds. Il avait parlé des gamineries d’Oscar et pourtant il n’était pas certain de ne pas être en plein caprice.  Ou peut-être agissaient-ils tous les deux comme des enfants. Il y portait peu attention. Il avait eu si peur que l’adrénaline et la frayeur emmagasinée dans son organisme se drainaient en flots de rage. Il espérait qu’il serait calmé après s’être débarrassé du sarcophage de boue séchant sur son visage et ils pourraient mettre toute cette histoire derrière eux. Ou du moins une partie. Il doutait qu’ils sauraient un jour ce qui s’était passé dans la forêt, si le seul témoin en avait oublié les évènements. Jules se supposait simplement chanceux d’avoir récupéré son frère, sain et sauf. Tout à coup il regretta presque de s’être emporté et eut l’envie de rejoindre le salon, présenter ses excuses. Puis il se dit que le meilleur service qu’il pouvait rendre à son frère pour le moment était de libérer la salle de bain le plus vite possible.
Jules se dépêcha comme il put pour une rapide toilette, puis sortit dans le couloir. Il s’apprêtait à rejoindre le salon lorsqu’il vit Oscar apparaître au bout du couloir. Jules vit les murs s'écrouler, le parquet se fendre, ou peut-être n'était-ce que lui qui venait de tomber au sol, la tête prise en étau entre ses deux mains. Sa vision était teintée de rouge, rouge, rouge, comme si son crâne était empli de sang, et la pression était telle qu’il savait que ses yeux allaient exploser, saigner des torrents sur le parquet poli. Il cru sentir du liquide sur son visage et lorsqu’il scruta ses mains, très près de ses yeux car sa vision était floue et sombre, il vit le fluide poisseux couler de ses doigts. Il sentit la panique s’épaissir dans ses entrailles et la bile monter dans son œsophage tandis qu’un panel d’images apparaissait dans son esprit. La pression à l’intérieur de son crâne s’était apaisée et il se demanda si une partie de son visage avait éclaté. Il se doutait qu’il était en train de manquer de logique, mais son cerveau semblait flotter à la dérive et ses pensées se déroulaient comme les fils sur une bobine. Il ne remarqua alors seulement à ce moment qu’Oscar était à ses côtés.
‘Jules !’ il l’appela. ‘ – jamais arrivé !’
‘Quoi ?’
‘Je disais, tu saignes du nez. Ca t’est jamais arrivé.’
Jules porta la main à son nez et elle revint couverte d’une nouvelle couche de liquide sombre et visqueux. Il remarqua aussi soudain le goût métallique dans sa bouche et la forte odeur ferrique, deux alliés diaboliques pour lui filer la nausée. Oscar s’alarma, ‘Eh, Jules, ça va aller, viens avec moi.’ Il l’amena dans la salle de bain qu’il venait de quitter et le fit s’asseoir sur un tabouret. Oscar sortit ensuite un torchon qu’il passa sous l’eau et entreprit de nettoyer lui-même le visage de Jules. Jules quant à lui, ne se sentait pas capable de faire autre chose que de rester parfaitement immobile, priant intérieurement pour ne pas vomir. Sa vision était toujours légèrement rosée sur les bords et il décida de fermer les paupières et de ne pas se lever jusqu’à ce qu’elle soit revenue complètement à la normale. Mais il se sentait vidé, épuisé, et il avait peur de s’endormir s’il avait les yeux fermés trop longtemps.
‘Voilà, tout propre,’ déclara Oscar, l’air fier de lui.
‘Merci frérot,’ dit Jules. Il sonnait éreinté, même à ses propres oreilles.
‘Trop d’émotions dans une journée, tu crois ?’ 
Jules effleura le visage d’Oscar, maculé de terre et du sang de ses nombreuses égratignures superficielles, et il sourit, ‘Sans blague.’ Sachant, tout au fond de lui, que cela ne faisait que commencer.
‘Allez, je te laisse te nettoyer, t’as l’air d’un sans-abri.’
‘Vous êtes trop bon mon brave.’
Jules sortit de la salle de bain et fut surpris par ce qui l’attendait. Sur la porte, une lourde clé en argent se trouvait pendue à un clou. Elle se balançait encore doucement lorsqu’il tendit la main et la saisit, avant de la dissimuler dans sa poche.