Jules marchait tranquillement sur le sentier menant au Manoir. Au-dessus de lui se trouvait la Lune, haute et aveuglante dans un ciel sans étoiles. Elle donnait un aspect différent au domaine, rempli de contrastes et d’angles exacerbés. Cela lui rappelait vaguement quelque chose. Un trou, creusé dans un mur, avalant, digérant… ‘Non,’ se reprit-il. Ce n’était pas le moment d’y repenser. La lumière l’effrayait. Le satellite dans le ciel ressemblait à un énorme projecteur qui accentuait le moindre de ses vices et dissolvait le décor à l’acide. Jules eut soudain envie de se cacher mais ne voyait pas d’endroit convenable. Il repéra au loin la forêt, immensément vaste. Elle pourrait certainement le dissimuler. Il s’approcha de la lisière et remarqua que tous les arbres étaient dépourvus de feuilles, et le sol était blanc nacré, comme recouvert de givre. Il ne serait pas protégé ici de la lumière, mais bizarrement, le problème prit une place d’arrière plan dans son esprit. Les arbres ressemblaient à des ruines, leur écorce se craquelant comme de la pierre érodée. ‘Étrange…’ Jules regarda autour de lui. Son environnement entier paraissait gravé dans la pierre et livide sous l’éclat de la Lune. Comme un cimetière de fossiles. Son regard se porta à nouveau sur les arbres, et il vit plusieurs troncs marqués d’une entaille, comme celle laissée par Oscar. Elle paraissait plus profonde encore, et il ne savait pourquoi mais cette violence l’effrayait. Il toucha la brèche du bout des doigts et un morceau se décrocha du tronc. Il ressemblait à une pierre calcaire et s’effritait entre ses doigts. Jules essayait de maintenir son attention sur ce détail, cela paraissait important, mais c’était comme si son esprit était cousu de fils, et quelqu’un était en train de tirer sur un brin, l’appelait ailleurs. Il se devait d’écouter. 
Il se retourna et se laissa entraîner, il pouvait presque voir le cordon lumineux comme un chemin à suivre. Il pensa à un fil d’Ariane, et il avait l’impression que tant qu’il resterait sur le chemin, il serait sauf. La certitude de cette pensée suffit à insuffler une nouvelle force à ses pas. En quelques secondes il atteignit l’autre versant du domaine, et il jeta un coup d’œil autour de lui. Il n’y avait rien d’intéressant ici, il le savait. Une ancienne roseraie infectée de ronces et de mauvaises herbes, un bassin rempli d’eau stagnante recouverte de vase. Le bassin semblait luire sous la lumière blanchâtre, et il savait qu’il devait s’en approcher, inspecter son contenu… ‘Non, non,’ se dit-il. ‘Il ne me dit rien qui vaille.’ Jules tenta de faire demi-tour mais le fil fut tiré, avec plus d’impatience cette fois, et il se surprit à faire un pas involontaire en avant. ‘Je ne suis pas un chien qu’on traîne à la laisse,’ pensa-t-il à voix haute, mais il s’approcha tout de même du bassin. Avec stupeur, il découvrit que celui-ci n’était pas rempli de boue et de vase mais paraissait vide. Le fil était plus lumineux que jamais, il semblait pulser comme les étoiles clignotent dans le ciel. Jules s’avança encore et distingua un corps allongé au fond de la cavité, à l’aspect rigide et à la peau laiteuse. Le fil y trouvait une fin, nouée autour du poignet de la statue. Obnubilé par l’aspect de la sculpture, Jules en avait oublié d’examiner le visage, mais lorsqu’il y porta son attention il fut à nouveau transi de surprise. Bastien. La chose lui ressemblait trait pour trait, malgré l’absence de couleur et de vie. ‘Il semble tellement paisible,’ pensa Jules. ‘Endormi, presque. Et si délicat !’ On eut dit de la porcelaine. Ou peut-être du marbre... Jules se sentit soudain mal à l’aise. La statue ressemblait moins à une sculpture d’art qu’à l’ornement que l’on trouverait sur une tombe. Il fallait qu’il s’en aille d’ici. Il observa la paume de sa main autour de laquelle étaient noués trois cordons. Un qu’il savait attaché à la statue. Un autre partait vers la forêt, et le dernier paraissait terminé par un nœud autour de la poignée de la porte d’entrée du Manoir. ‘J’ai d’autres endroits à visiter. Je ne suis pas obligé de rester ici avec les statues, avec les morts…
 
Ploc, ploc.
 
A nouveau ce maudit bruit de gouttes d’eau.’ Même en rêve, il parvenait à l’agacer. Il se pencha et scruta la paroi du bassin, et fut seulement à moitié étonné d’y découvrir un robinet. Celui-ci était très semblable à celui de leur salle de bain, et dégouttait lentement sur le fond.
 
Ploc, ploc ploc.
 
Jules allait fermer ce robinet. ‘Une fois pour toute,’ annonça-t-il, à bout de patience. D’un saut il touchait le fond, et il se rendit compte que l’eau atteignait déjà ses chevilles. ‘C’est pas juste,’ songea-t-il. Il tenta de refermer le robinet mais la molette ne voulait pas bouger d’un pouce.
 
Ploc ploc. Ploc.
 
Il aurait juré qu’il n’y avait passé que quelques secondes, mais l’eau commençait maintenant à dévorer ses mollets. ‘Est-ce que les statues peuvent se noyer ?’ Il se demanda. Mais lorsqu’il regarda pour vérifier, la statue n’en était plus une. Bastien était toujours fixé au fond du bassin, livide comme un cadavre, mais ses yeux étaient écarquillés, et sa bouche ouverte en détresse. Jules s’approcha et prit la main de Bastien pour essayer de le tirer hors de l’eau, mais elle était immobile et rigide. Dure, comme de la pierre. Il observa avec horreur la cage thoracique de Bastien rétrécir, comme aspirée de l’intérieur. Puis il se sentit tiraillé par une cordelette pour la seconde fois. Il jeta un coup d’œil à sa paume, les trois brins étaient toujours immobiles, et leur fil avait du mou. Mais une dernière ficelle était apparue, rouge vive, et elle disparaissait sous sa chemise. Jules ouvrit quelques boutons et vit, à l’emplacement de son cœur, le fil cousu dans sa peau dans un motif. ‘Est-ce une fleur ?’ Quelqu’un tira à nouveau sur le fil et il sentit la douleur le percer jusque dans sa poitrine. Il tenta de lutter et sentit la douleur gagner en intensité, ses jambes tremblèrent jusqu’à ce qu’elles refusent de le soutenir, et il se retrouva à genoux dans la mare d’eau. Il entendit un son déchirant et cru qu’il s’agissait de sa peau ou même de son cœur. ‘Quoi d’autre ? J’ai tellement mal.’ Cependant, il vit dans sa main les brins lumineux, coupés comme par un couteau, perdre peu à peu de leur éclat. Il vit la ficelle qui le liait à Bastien disparaître dans l’eau et Bastien, à nouveau inerte, commença à s’effriter, pièce par pièce, membre par membre. L’eau s’emplit de poussières de roche flottantes jusqu’à ce que les restes de Bastien ne soient plus visibles, cachés par un écran blanchâtre.
Bastien…’ Jules se lamenta. Il se sentait vide, physiquement épuisé et mentalement creux, si exténué qu’il ne broncha pas lorsque le dernier fil rattaché à sa peau fut tiré une nouvelle fois, le traînant hors du bassin, loin de la roseraie, loin de Bastien. Il fut mené jusqu’à l’entrée du Manoir, et lorsque la lourde porte se referma derrière lui, il en avait oublié jusqu’à son prénom.
 
***

Au matin, Jules ouvrit les paupières. Il était frigorifié. Mais plus important encore, il ne pouvait plus respirer. Il ne sentait pas d’obstruction dans sa gorge, mais l’air refusait obstinément d’y entrer. Il sentit son cœur battre la chamade et sa vue se voiler. Dans un ultime effort, il tenta de prendre une grande respiration. Il entendit un craquement et une douleur aigüe dans sa narine. Mais enfin, ses poumons se remplirent d’air. Son visage semblait figé dans une coque et Jules repensa aux reportages qu’il avait vu, sur ces gens qui s’étaient réveillés un matin, une partie de leur visage paralysé. Pitié, pensa Jules, faîtes que ce ne soit pas ça. Il porta une main à sa joue et sentit une croûte épaisse et solide qui recouvrait son visage. Lorsqu’il examina ses doigts, il y vit de minuscules écailles brunâtres, comme du sang séché. Jules courut jusqu’à leur unique salle de bain du rez-de-chaussée et faillit pousser un cri d’horreur en se voyant dans le miroir. La partie inférieure de son visage était entièrement noyée sous une couche de sang coagulé, craquelée de rides et de fissures par l’expression d’effroi qu’il affichait depuis son réveil. Il semblait tout droit sorti d’un film d’horreur. Apparemment son nez avait recommencé à saigner pendant la nuit, et pourquoi il ne s’était pas réveillé resterait sans doute un mystère.
Jules essaya de retirer la plaque du bout de son ongle, mais se vit contraint d’arrêter presque immédiatement. Il avait l’impression d’ôter sa propre peau. Il se dit que, tant qu’il était dans la salle de bain, il ferait tout aussi bien de prendre une douche et essayer de diluer le caillot sous l’eau tiède. La salle de bain n’était en fait tout au plus qu’une salle grossièrement reconvertie par l’ajout d’une baignoire en aluminium et d’un pommeau de douche rudimentaire. Mais elle suffisait pour l’usage qu’ils en feraient pour trois semaines. Le seul détail qui le gênait vraiment était l’énorme miroir d’origine que personne n’avait pris la peine de retirer, et qui faisait face à la baignoire. Il était si large qu’il semblait que l’on pouvait voir son reflet depuis n’importe quel endroit de la pièce, et le seul moyen de ne pas s’observer était de faire face au mur. Ce que Jules ne s’empêchait aucunement de faire. Il ne se trouvait pas laid, mais n’avait pas l’égo suffisant pour s’admirer durant sa douche, non merci.
Jules tourna la vanne du robinet mais attendit quelques minutes avant de mettre un pied dans la baignoire, pas parce que l’eau était froide – il savait qu’elle ne dépasserait pas le ‘désespérément tiède’ –, mais parce qu’elle s’échappait du pommeau teintée de rouille. Ils y étaient habitués, et même l’odeur ferrique qui emplissait la pièce ne pouvait le déranger ce matin, avec ce qui semblait la totalité du sang de son visage coagulé depuis son nez jusqu’à sa clavicule. L’eau s’éclaircit et il put se placer sous le faible jet. Sa priorité était évidemment son visage et il leva la tête, laissant quelques secondes l’eau tiède faire son effet. Il avait encore du mal à croire qu’il ne s’était pas réveillé alors que son nez était en train de saigner à grands flots. Il se sentait écœuré et son estomac se soulevait à l’idée du carnage qu’était son visage. Plus vite il s’en serait débarrassé, plus vite il se sentirait soulagé, et il décida de tenter à nouveau. Avec soulagement il sentit un gros pan se décoller de sa joue. Par curiosité macabre, il se risqua à jeter un coup d’œil à ce qu’il tenait dans la main et glapit d’épouvante. Il vit, toujours attaché au caillot, un fragment de peau rose et souillé du sang de petits vaisseaux déchirés, qui versaient goutte à goutte leur contenu dans le fond d’eau de la baignoire. Il n’osait pas regarder dans le miroir, mais il devait, et il constata avec horreur qu’une partie de son visage manquait, révélant dessous une autre peau. Il saisit un nouveau morceau et tira, il vit le fragment s’étirer puis se décoller avec un son écœurant. 
Jules avait dépassé l’épouvante à ce point, et il ressentait plus un sentiment proche de la folie alors qu’il continuait de changer de peau, pan après pan. Il laissait tomber les fragments sur le fond de la baignoire, et le bruit de la chair flasque touchant l’aluminium aurait suffi à le rendre malade s’il avait encore eu toute sa tête.
Enfin, il détacha le dernier morceau et, par réflexe, tenta de s’éloigner le plus possible du carnage qui se trouvait à ses pieds. observa son reflet dans l’immense miroir. De haute pommettes surmontant des joues creuses, des sourcils fournis au-dessus d’orbites creusés, des yeux sombres et injectés de sang. Un inconnu lui faisait face, pourtant le visage était familier, malgré son aspect émacié. Il l’avait vu auparavant, sur une photographie, aux côtés de sa femme. Gaspard Schulze. Jules vit son reflet porter une main à son cœur et baissa les yeux. A sa surprise, sa propre main s’était posée sur son torse amaigri. Il la leva et fut frappé d’une douleur extrême et aveuglante. Sous ses yeux il vit naître, comme marquée au fer rouge à même sa peau, l’image d’une fleur. Il avait échoué à la reconnaître dans son rêve mais l’identifiait à présent. Une rose. Sa peau continuait de brûler et soudain une douche de liquide rouge et visqueux s’abattu sur ses épaules. Il espérait qu’il s’agissait d’un défaut dans la plomberie, qu’il était arrosé d’un jet d’eau emplie de fer oxydé, mais il n’était plus sûr de rien. Il ne savait même plus qui il était, et il observa à nouveau son reflet, une silhouette nappée d’écarlate, les traits de Schulze contorsionné par la douleur qu’il ressentait jusque dans son propre cœur. Victime ou coupable, les frontières semblaient floues, et il ne voulait plus y réfléchir, ou peut-être n’en avait-il plus l’énergie… Il se sentit glisser sur l’aluminium et tomba sur le fond de la baignoire, immobile. La douleur semblait s’être apaisée et remplacée par une torpeur qui l’empêchait d’être affecté par le fait que des morceaux de peau voguaient paisiblement vers lui sur une rivière de sang. 
‘Comme des petits bateaux… petits… bateaux…’
 
‘Jules. JULES !’
‘—les bateaux qui vont sur l’eau ont-ils des ailes, les ailes d’un albatros ou d’une mouette ou d’un goéland ? Ou peut-être celles d’une colombe, qui vole et virevolte dans le – Fais attention petite colombe, gare au loup à quatre tête !’
‘Bon sang Jules reviens, allez. Reviens.’
 
Reviens, reviens, reviens…