11 Janvier 1997
 
‘Jules !’
‘Laisse moi tranquille…’
‘Si je te laisse comme ça bourré au milieu de la rue, tu sais ce qui va arriver ? Je te donne un indice, la solution la plus optimiste est que demain matin je retrouve un glaçon avec ton visage.’
La voix d’Oscar semblait percer des trous dans son crâne et Jules ne voulait qu’une chose. Qu’il s’en aille.
‘Laisse-moi je t’ai dit. ‘Suis assez grand pour me débrouiller tout seul,’ il articula avec difficulté.
‘De toute évidence,’ répondit Oscar, sa voix dégoulinante de sarcasme.
Jules se mit à ricaner, ‘Je te dégoûte Oscar ? Ha…’
‘Non. J’ai dépassé ce point. Là je suis en train d’espérer que tu sois même pas mon frère.’
‘Mh. Facile. Laisse-moi en paix et demain tu seras fils unique.’ Jules se trouvait hilarant, ou du moins il n’arrivait pas à cesser de rire. Mais le rire fut vite remplacé par de douloureuses remontées de bile, et il n’était pas sûr de pouvoir continuer cette touchante conversation bien longtemps. ‘Oscar… Quand tu auras décidé d’arrêter de te tenir là inutile comme un manche à perroquet, tu me fais un signe d’accord.’ Il ferma les yeux et tenta de ralentir la rotation du ciel et des étoiles. Ou était-ce les lampadaires…
‘Un manche à – Tu sais quoi ? J’ai pas la patience ce soir. Débrouille-toi tout seul, puisqu’apparemment tu en es capable.’
Jules entendit les pas d’Oscar s’éloigner et disparaître, interrompus violemment par le claquement de la porte d’entrée.
‘Merde.’ Il tenta de se redresser mais ne parvint qu’à se retrouver à plat ventre sur la pelouse couverte de givre. Il se contenta de se retourner sur son dos et décida d’attendre. Il savait parfaitement qu’Oscar ne le laisserait pas mourir de froid sur leur paillasson. Il avait encore un cœur, lui.
Comme il l’avait prévu, Jules n’eut le temps d’essayer de compter les étoiles que trois fois – il perdait toujours le fil arrivé aux vingtaines -- et il vit les feux d’une voiture s’approcher à vitesse d’escargot. Même les étoiles à des années lumières de lui et de sa pauvre pelouse lui faisaient mal aux yeux, il poussa donc un soupir de soulagement lorsque la voiture se gara devant leur maison et que ses phares s’éteignirent. D’un coin de son œil il perçut les vieilles baskets trouées de Bastien s’approcher, courant dans l’herbe avant d’entendre sa voix paniquée crier, ‘Jules ? Qu’est-ce qui se passe ? Oscar m’a appelé et – oh.’
‘Oh,’ acquiesça Jules en gémissant, avant qu’une nouvelle vague de nausée ne le plie à nouveau en deux.
‘Donc euh… Oscar m’a appelé,’ répéta Bastien.
‘Je t’ai entendu la première fois, je suis bourré, pas totalement sourd,’ se plaignit Jules.
‘Il avait l’air super inquiet pour toi,’ continua Bastien.
‘Il s’inquiète pas pour moi. ‘Il s’est éloigné en sautillant tout à l’heure, t’aurais du le voir. Doit être en train d’interpréter sa propre petite danse de la victoire à l’intérieur,’ Jules répondit. ‘Va voir ?’ il ajouta avec espoir. Il se sentait déjà plus mal qu’il y a cinq minutes, et mettait le phénomène sur le dos de Bastien. Bastien et ses lumières aveuglantes et ses chaussures bruyantes et sa voix douce et pleine de tracas qui provoquaient des sensations bizarres dans son estomac. Jules voulait des cris, Jules voulait des accusations et des insultes, choses qu’Oscar pouvait lui fournir plutôt que de fausses inquiétudes. Il aurait du le laisser rester. Il n'était pas connu pour ses bons choix dans la vie.
‘Tu racontes n’importe quoi,' lui dit Bastien. 'Tu sais, l’alcool rend peut-être tes mensonges plus drôles, mais il les rend aussi trois fois plus fréquents.’
‘T’as aucune idée de quoi tu parles.’
‘Non, tu as raison, alors explique.’
Bastien prit place à ses côtés sur la pelouse et attendit, apparemment patiemment, que Jules prenne la parole.
‘J’ai été viré aujourd’hui,’ avoua Jules.
‘Ah… j’aurais du m’en douter.’
Jules ferma les yeux. Il aurait tout donné pour que Bastien ne prononce pas ces mots, pas sur ce ton. Il sentit sa lèvre inférieure trembler et se jura de ne pas craquer. Il abattrait les murailles plus tard, dans l’intimité de sa propre chambre. Il se laissa quelques secondes et chuchota, ‘Tu étais déjà au courant, pas vrai ?’ Lorsqu’il entendit Bastien prendre une inspiration il ajouta, ‘Tu as – Tu vas me remplacer.’ Bon sang, il était trop bon à ce jeu. Il aurait du se faire payer pour ça. Cela tombait assez bien, étant donné qu’il était depuis peu sans emploi.
‘Je pouvais pas refuser,’ Bastien se défendit, avec le ton de quelqu’un qui s’est répété ces paroles maintes et maintes fois. ‘Tu avais été renvoyé.’
‘Alors tu croyais pas qu’ils pourraient me reprendre ?’ Jules s’offusqua.
‘Jules, sois raisonnable. Tu sais comment ils sont. Surtout que je sais pas ce que tu as fait, mais ils avaient l’air sacrément en boule.’
Jules se retourna sur son dos et fixa le ciel rempli d’étoiles. Il pouvait sentir la rosée commencer à perler sur son visage. Il était déjà en train de dégriser, et il serait bientôt bien plus lucide qu’il ne l’aurait voulu pour cette conversation.
‘Tu te souviens de mon dernier article ? La banque Wilcard ?’ 
Son article concernait l’histoire d’un reporter qui avait visité la banque Wilcard dans les années 1910 dans le but d’en faire un microscopique article, destiné à paraître dans la dernière section des faits divers. Cette banque possédait un système unique de conservation et de partage de documents de leurs clients. Elle était en effet composée de centaines de casiers sur la façade du bâtiment qui pouvaient s’ouvrir depuis la rue. Les clients disposaient d’une clé et pouvaient se rendre à leur casier pour y déposer argent et documents personnels. Le reporter s’était rendu à la banque et fut conquis. Il en pris de nombreuses photographies et détailla l’organisation du système. Le lendemain, les clients se réveillèrent et allèrent visiter leurs casiers, Ils ne trouvèrent à l’intérieur que cendres et résidus de papier. La banque avait brûlé durant la nuit, et le reporter devint célèbre avec dans sa sacoche les dernières images de la bâtisse intacte, qui firent la Une. Des dizaines de vies furent brisées et les descendants continuaient d’inspecter ces casiers, l’article à la main comme une Bible, dans la recherche de ce qui avait pu causer la perte de la fortune de leurs ancêtres.
Ou du moins, c’est ce que Jules avait écrit. ‘Tu t’en souviens ?’ Il tourna la tête et observa Bastien, d’où il se trouvait on eut dit que sa tête, interceptant la lumière du lampadaire, était cernée d’un halo. Jules trouva cela étrangement approprié pour la situation. Bastien l’ange tandis que lui allait définitivement paraître comme un démon. Bastien hocha lentement la tête et Jules détourna la sienne puis ferma les yeux, pour être parfaitement sûr qu’il ne verrait pas l’expression sur le visage de son ami. ‘Il est inventé de toutes pièces. L’article. Rien n’est vrai.’
Le silence se fit pesant dans la rue déserte et paisible. Aucune lumière n’était allumée dans les maisons voisines. Aucun passant matinal ne foulait le trottoir. Et surtout, aucun des deux amis ne parlait, l’un trop honteux pour poursuivre, l’autre trop choqué pour répondre.
‘Ca a commencé par un rêve que j’ai fait,’ continua Jules lorsque le silence devint si lourd qu’il en était assourdissant. ‘J’ai rêvé de cet énorme bâtiment, sa façade entièrement couverte de petites portes. Les gens se déplaçaient avec aisance sur d’immenses échelles pour aller ouvrir une des nombreuses portes au-dessus du niveau du sol. C’était majestueux. Alors le matin même, j’ai écrit l’histoire de cette banque. Et j’ai pas pu résister à l’idée d’y ajouter un mystère. Ma plus grosse erreur a été de laisser traîner mon brouillon. Comme tu le sais, tu es tombé dessus. Tu m’as dit que c’était une bonne histoire. Et c’était une bonne histoire ! Mais tu étais pas au courant que c’était que ça, une invention.’ Jules prit son courage à deux mains et jeta un coup d’œil à son ami. Bastien était prostré, la tête penchée et il observait le mouvement de ses mains, ses doigts se croisant. Puis se décroisant. Ce n’était pas bon signe. Jules prit une profonde inspiration et poursuivit, ‘Tu m’as dit que l’article pourrait cartonner. Quelques éléments d’Histoire, de l’intrigue, du crime… D’après toi c’était peut-être pas l’histoire de l’année, mais certainement une de mes meilleures découvertes. J’ai aucunement l’intention de mettre la faute sur tes épaules, mais tu avais planté la graine prête à germer dans mon esprit. Je savais que si quelqu’un faisait la moindre recherche pour vérifier les faits, ils découvriraient le pot aux roses. Mais c’était si tentant, Bastien. Je crois que c’est la première fois que j’ai véritablement pris conscience que j’avais un problème. Parce que, même parfaitement conscient des conséquences… le lendemain, l’article attendait sur le bureau du patron, prêt à être examiné à la loupe.’
‘A quoi est-ce que tu pensais, Jules ?’ demanda Bastien, la voix pleine d’incrédulité.
‘Honnêtement… j’en sais rien. J’en sais rien du tout,’ il ricana amèrement.
Jules se sentait de plus fatigué, ses paupières paraissaient plus lourdes avec chaque seconde qui s’écoulait. Bastien le vit commencer à s’assoupir et lui dit, ‘Allez viens, tu peux pas t’endormir ici. Laisse-moi au moins te raccompagner jusqu’à l’intérieur.’
Il était déjà en train de se relever lorsqu’il vit Jules secouer sa tête. Il se rassit et le réprimanda, ‘C’est quoi ton problème ?! Tu crois que rester là à avoir pitié de toi-même te fera avancer ?’
‘Ha… C’est bien ça le souci. A quoi bon avancer, si j’ai plus de direction vers laquelle aller, plus de but à atteindre… J’ai plus rien.’
‘C’était qu’un job –’
‘J’ai TOUT donné pour ce job !’ s’écria Jules, si fort qu’il parut réveiller tout le quartier. Une nuée d’oiseaux s’envola dans le ciel pâlissant en piaillant et plusieurs fenêtres s’éclairèrent dans les maisons voisines. Jules poursuivit, ‘Le patron va me miner, moi et ma carrière. Plus personne voudra m’embaucher après ça.’
‘Y’a pas que le journalisme dans la vie,’ Bastien proposa en lui donnant un léger coup de genou dans l’épaule. ‘On m’a parlé de ce boulot de bibliothécaire qui vient de se dégager. Tu pourrais essayer. Au moins le temps de te remettre sur tes pieds.’
‘Bibliothécaire, Bastien ? T’es sérieux ?’ Jules se moqua. ‘Non – merci.’
‘Eh, crache pas dessus comme ça. Tu peux sauver quelqu’un avec un seul livre.’
‘C’est ça,’ railla Jules. ‘T’as trouvé ça où ? Dans ton édition de « 365 phrases pour échapper au suicide » ?’
‘Non, pas tout à fait…’ Bastien chercha quelques instants dans sa poche et en sortit un petit livre aux pages jaunies et cornées. Jules le saisit et plissa les yeux pour distinguer le titre, malgré le fait qu’il se doutait déjà de quel livre il s’agissait. Il en connaissait non seulement le titre, mais il savait que son propre nom était écrit à l’encre bleue derrière la couvertures, les « e » trop larges, son « s » si serré qu’on aurait dit un 8. Il se souvenait qu’à la page 154 se trouvait une minuscule tâche de sauce tomate, et que la page 236 avait été cornée le jour où Jules avait casé, entre deux bouchées de potée de haricots, une discussion sur les contes.
‘Après tout ce temps ?’ Jules chuchota.
 Bastien acquiesça. ‘Et pour longtemps encore. Alors t’avise pas de l’oublier.’ Il ponctua sa phrase par un violent coup de poing dans l’épaule de Jules. Connaissant Bastien, il l’avait pris pour une tape amicale.
Jules se frotta l’épaule et porta un regard accusateur sur son ami, ‘Je veux changer.’ A n’importe quelle autre heure, n’importe où ailleurs que sur cette pelouse recouverte de rosée, la phrase aurait été ridicule. Elle était toujours ridicule, mais dans l’esprit de Jules, bien plus vraie qu’aucune phrase qu’il ai dite depuis longtemps.
‘D’accord. C’est pas moi que tu dois convaincre. Tu lui en as parlé ?’ demanda Bastien, en pointant la porte d’entrée d’un signe de la tête. Oscar avait laissé la lumière allumée et l’ampoule éclairait faiblement la surface de bois. Jules n’y vit pas qu’un geste de sympathie. Il y voyait quasiment une seconde chance, et il se demanda s’il ne s’imaginait pas des signes qui n’existaient pas.
‘Non,’ Jules répondit. ‘J’y ai littéralement pensé il y a… cinq minutes.’
‘Bon ben je suppose que je suis pas venu complètement pour rien alors. On va aller lui dire tout de suite. Ou au moins se mettre au chaud. Je caille.’
Les deux amis s’approchèrent à pas mesurés du seuil, transis de froid et épuisés. Il tituba plus d’une fois sur le chemin mais ce n’était pas bien important, Jules pensa. Il supposait qu’il avait à présent tout le temps du monde pour réapprendre à marcher.