‘Qu’est-ce qu’on fait ?’
‘On va le porter jusqu’à la voiture et l’emmener à l’hôpital, je vois que ça.’
‘T’es sûr qu’il respire ?’
‘Comment tu voudrais qu’il débite son charabia sans respirer ?’
‘Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient…’
‘Tu vois ?’
‘Oui ben excuse moi de pas avoir les pensées claires, mon frère est en train de péter une durite là.’
‘Et quoi, quand il est pas là il faut que tu t’engueules avec quelqu’un ? On est juste en train de perdre du temps, aide-moi à le soulever.’
‘Non, non non non non non non.’
Jules n’avait pas les idées claires, elles s’entrechoquaient et se mélangeaient dans un océan de brouillard mais il savait qu’il ne devait pas bouger d’où il était, ou de terribles choses allaient arriver. Il ouvrit les yeux mais ses paupières s’arrêtèrent à mi-chemin, trop lourdes pour se soulever complètement. Il s’en contenterait. La pièce tournait lentement, Jules vit les ombres évoluer sur le plafond comme dotées d’une vie propre, ou peut-être ses yeux étaient-ils défectueux. Il ne parvenait pas à se rappeler ce qui lui était arrivé. Les souvenirs s’imbriquèrent peu à peu comme les pièces d’un puzzle. Il se souvenait avoir tourné la vanne dans la salle de bain. Il se demanda tout à coup s’il était tombé dans la baignoire. Ils n’avaient jamais pris la peine de poser une serviette au fond, et l’aluminium glissait toujours comme une patinoire. Jules saisit le poignet d’Oscar qui était en train de gesticuler de façon énergétique, et lui demanda, ‘Oscar. Oscar ! Est-ce que je suis tombé ? Je me suis cogné la tête ?’
‘Jules ? Dieu soit loué, est-ce que ça va ? Tu as mal quelque part ?’
Jules essaya de faire une vérification globale. Il bougea avec succès ses doigts et ses orteils. Il n’avait mal nulle part, si ce n’est au dos à force d’être allongé sur le dur parquet. Même sa vision était revenue à la normale. Il porta une main au dos de sa tête, cherchant la plaie qu’il s’attendait à y trouver. Mais ses ongles raclèrent un cuir chevelu intact, dénué de coupure. Pas même une bosse. Pourtant il était recouvert d’une couche écarlate, et Oscar portait sur le visage de longues traînées rouges. D’où pouvait venir tout ce sang, s’il ne s’était blessé nulle part ?
‘Je me suis pas cogné la tête alors ?’
‘Je crois pas,’ lui répondit Oscar. ‘C’est la première chose que j’ai regardé quand je t’ai trouvé assis sur le fond de la baignoire. Tu parlais tout seul et tu racontais n’importe quoi. J’ai eu la peur de ma vie.’ 
‘Qu’est-ce que je disais ?’
‘Je sais pas… Ca voulait rien dire de toute façon. Une histoire de mouettes et de bateaux.’ 
Jules eut l’impression d’avoir été frappé dans l’abdomen. Tout lui revenait en mémoire. Les bateaux. Les lambeaux de peau, flottant dans l’eau rougeâtre. Le reflet dans le miroir. Il toucha son visage mais ne sentit que sa peau légèrement râpeuse, ni émaciée, ni distordue. Mais à l’heure qu’il était il ne savait plus bien différencier la réalité de la fiction.
‘Jules ? Qu’est-ce qui se passe ? Tu vas être malade ? Je peux aller te chercher un –’
‘Non Oscar, il faut qu’on parte d’ici.’ Il commença à se relever péniblement, et ajouta lorsqu’il ne vit aucun des deux autres réagir, ‘Tout de suite !’
‘De quoi tu parles ?!’ Bastien s’exclama. Il était accroupi à côté des pieds de Jules et paraissait totalement dépassé par les évènements. ‘Explique-nous !’
‘Je vous expliquerai dans la voiture. Remballez vos affaires, on n’est pas en sécurité ici.’
Jules fut rassuré de voir Bastien et Oscar se lever sans poser plus de questions. Son visage pâle et ses tremblements de terreur devaient leur suffire. Pour le moment. Il devrait bien tout leur dévoiler, et espérer qu’ils le croient sur parole. Ils avaient tous vécu des choses inexplicables, mais peut-être pas aussi tangibles que ce qu’il avait vu dans le miroir. ‘Tangibles ? Tu appelles les illusions produites par ton esprit « tangibles » ? Ha !’ Une petite voix perfide sembla murmurer dans sa tête. Il l’ignora et tenta d’occuper son esprit à faire ses valises. Il rangea méticuleusement chaque affaire dans son sac, fit trois fois le tour de sa chambre de manière à ne rien oublier. Il n’était pas question de laisser une possession derrière lui. Il voulait s’en aller ce soir et ne plus jamais passer le seuil de cette maison. Il n’aurait jamais du venir. Il aurait du savoir que quelque chose se tramait, au moment même où il fut comme hypnotisé par la lettre. Et embarquer son frère et son meilleur ami avec lui était de la folie. De la pure folie. Pourtant, il sentait une part de son esprit tiraillée par une idée instinctive. Ses mains ralentirent leurs mouvements jusqu’à s’arrêter, à mi-chemin dans la tentative de fermer sa valise. Il ne devrait pas partir. Sa frayeur dans la salle de bain l’avait rendu irrationnel. Mais ce n’était que ça. Une frayeur. Une illusion, un mirage créé par son cerveau car il était ainsi, il aimait s’imaginer des histoires.
‘Non,’ Jules prononça à voix haute. Il secoua la tête et tenta d’éclaircir ses idées et de retrouver la résolution qui l’animait cinq minutes auparavant. Il avait l’impression qu’elle glissait entre ses doigts et s’évaporait dès qu’elle touchait le sol. ‘C’est exactement ce genre de trucs qui arrête pas d’arriver et qui doit stopper. Je m’en vais, et je m’en vais ce soir.’ Il parlait autant à lui-même qu’aux murs, et ne se sentait pas plus sain d’esprit pour autant.
Il ferma son sac d’un geste agacé et sortit de la chambre. Il toqua ensuite rapidement sur la porte de la chambre voisine et entra sans attendre de réponse. Oscar était en train de boucler sa valise et ils entendirent tous deux Bastien ouvrir la porte d’entrée, deux étages plus bas.
Les deux frères se regardèrent, Oscar avait l’air particulièrement déterminé. ‘Maintenant ou jamais, pas vrai ?’
 
***
 
Du haut de la petite colline, ils pouvaient voir la ville située plus bas, baignée par les derniers rayons du soleil couchant. Le ciel y était limpide et lumineux, mais d’énormes nuages noirs se tenaient au-dessus du Manoir, chargés de pluie et d’éclairs dont les premiers avaient déjà frappé la plaine, accompagnés de leur rageur tonnerre. 
‘Euh… c’est normal ça ?’ Oscar s’inquiéta, les yeux rivés sur les volutes sombres et menaçant surplombant leurs têtes.
‘Je crois pas non,’ lui répondit Jules. ‘Allez viens, pas de temps à perdre.’
Les premières gouttes touchèrent le sol lorsque leurs pieds firent contact avec les marches, mais la pluie ne tarda pas à s’abattre, épaisse et écrasante. Les éclairs tranchaient le ciel, la pluie s’écoulait à leurs pieds en ruisselets mais Jules, Oscar et Bastien continuaient de courir, valises à la main. Jules vit Bastien lui crier quelque chose mais ses paroles furent noyées dans le grondement du vent qui emplissait ses oreilles. Il lui fit signe qu’il ne pouvait pas l’entendre, directement suivi par un signal qu’il espérait universel et qui voulait dire « grouille-toi, qu’on s’en aille d’ici ». Bastien eut l’air de saisir le message et accéléra le pas, il se trouva rapidement à courir devant Jules, une distance d’au moins deux mètres les séparant. Oscar avait de plus longues jambes et savait en faire un usage utile, il les attendait déjà au portail principal. Jules sentit sa course ralentir et ne comprit d’abord pas bien ce qui se passait. Puis il les sentit, comme des piqures d’insecte courir le long de ses bras. Il essaya d’avancer plus vite mais la douleur dans ses épaules augmentait à chacun de ses pas. Il s’arrêta net et toucha son épaule gauche, ‘Bon sang, c’est quoi ce truc ?’. Sous sa veste il sentait de petites bosses mais n’arrivait pas à déterminer ce que cela pouvait être. Son petit doigt lui dit que quoi que ce puisse être, cela ne pouvait s’avérer rien de bon. Il ouvrit sa veste d’un geste vif et jeta un coup d’œil à son bras. De petits crochets en métal étaient plantés à intervalles réguliers à l’arrière du bras, de l’épaules au poignet. 
‘Comme des hameçons… oh non.’ Instinctivement il regarda dans son dos et fut seulement à moitié surpris de les voir, chaque mince ficelle écarlate raccrochées à un hameçon planté dans sa chair. Elles se rejoignaient plus loin en une seule corde, bien plus épaisse que dans son rêve, et elle était nouée autour de la poignée de la porte d’entrée.
‘Comme une invitation à revenir hein ?’ Jules murmura. Il ne sentait plus la pluie, ni le vent, ni le froid. Plus rien n’avait d’importance que ce fil rouge qui semblait renfermer à la fois toutes les questions et toutes leurs réponses. Il était déjà en train de marcher lentement vers le Manoir lorsqu’il fut arrêté par une main posée sur son épaule.
‘Jules qu’est-ce que tu fous ? C’est toi qui voulait qu’on s’en aille !’ Oscar criait pour se faire entendre par-dessus le tonnerre et l’averse.
Jules vit les yeux d’Oscar, paniqués derrière les verres couverts de gouttes de pluie de ses lunettes, ses  propres bagages abandonnés à ses pieds dans la boue et Bastien, minuscule et diminuant encore en taille à mesure qu’il s’éloignait. Jules ne pouvait pas se laisser happer, il fallait qu’il continue d’avancer. Sans rien ajouter il ramassa ses sacs et s’éloigna en traînant son frère par le coude. Sa veste était toujours ouverte et il était trempé jusqu’aux os, gelé et tremblant comme une feuille, mais il avait perdu assez de temps. Il évitait délibérément de se retourner, même lorsque les picotements dans ses bras réapparurent. Il continua de marcher, se disant qu’ils finiraient par s’arrêter. Ou il arrivait bien un moment où les hameçons – ‘Imaginaires !’ cria une voix dans son esprit – s’arracheraient de sa peau. Et il serait libre. Il se sentait soulagé par cette pensée, comme il ne l’avait pas été depuis longtemps. Soudain, une douleur aigüe le poignarda à nouveau. Pas dans ses bras, mais cette fois il eut l’impression que son cœur était directement touché. Il poursuivait sa course mais baissa la tête et vit, quasiment comme une directe réminiscence de son rêve, un fil rouge disparaître sous le tissu de ses vêtements.
‘Non pas ça…’ il dit, et une nouvelle douleur vint le percuter derrière son sternum. Ses pieds se dérobèrent et il tomba au sol, une main crispant le textile de sa chemise. La pluie s’abattait avec force et elle s’immisçait dans ses yeux écarquillés. Il aurait aimé les fermer, mais il ne parvenait pas à faire coopérer ses paupières. Ou ses membres, il remarqua, alors qu’il essayait de lever une main pour agir comme maigre bouclier entre lui et les torrents d’eau qui heurtaient son visage.
Son poing toujours serré s’était refermé sur le fil et celui-ci semblait luire dans l’obscurité de l’orage et sur la pâleur extrême de ses doigts. Jules avait l’impression que sa circulation sanguine lui faisait défaut, à cause du froid, ou peut-être que son cœur s’était simplement arrêté de battre. Il lui faisait si mal que Jules espérait qu’il assurait toujours son travail, au moins à moitié, mais il se dit qu’il pouvait se tromper. Il ne savait plus si les règles élémentaires de biologie s’appliquaient également ici, sur la plaine de cet étrange et terrifiant Manoir, où les vivants semblaient morts et les murs avaient des oreilles. 
 ‘En parlant d’oreilles,’ pensa Jules, ‘j’aimerais pouvoir dire à Oscar que j’entends absolument rien de ce qu’il me dit.’ Oscar gesticulait et s’adressait à quelqu’un, sans doute Bastien. Jules pensa qu’il causait bien trop de frayeur à son frère ces derniers temps. Il essaierait d’arrêter, s’il avait le moindre contrôle sur la situation.
‘Mais quand même,’ il raisonna, ‘ça peut pas être bon pour son cœur, toutes ces palpitations.’
Des palpitations, Jules aurait aimé en ressentir dans sa propre poitrine. Le silence ne paraissait que plus pesant en l’absence de ses propres battements cardiaques. Il n’eut même pas le temps de s’en inquiéter qu’un vortex d’obscurité l’avala et il cessa brutalement de penser.
 
***
 
Il reprit connaissance progressivement dans une pièce agréablement chauffée. Il sut pratiquement immédiatement qu’il n’était pas mort, ou alors Oscar et Bastien étaient morts également et discutaient tranquillement sur un nuage au Paradis. Jules n’arrivait pas à discerner ce qu’ils disaient, mais cela ne l’intéressait pas particulièrement. Il était bien, apparemment emmitouflé dans un cocon de couvertures. Il s’était échappé du Manoir. En vie. Rien ne paraissait important en comparaison. 
Tout à coup il entendit une série de cloches résonner, annonçant qu’il était dix heures. Il connaissait cette horloge. Elle trônait près de la cheminée, près de la table où Bastien avait prit l’habitude d’installer la machine à écrire. Le son du pendule oscillant était fascinant lorsqu’il ponctuait les coups secs appliqués par Bastien sur les touches de la machine. Jules avait appris à associer la sonnerie de cette horloge avec les longues soirées passées avec son frère et son meilleur ami. Au Manoir.
Il ouvrit soudainement les yeux et ses yeux tombèrent sur le plafond aux détails finement ciselés, peint presque artistiquement de tâches d’humidité. Le papier peint et son hideuse couleur verte défraîchie. Le piano dissimulé dans un coin d’ombre. La cheminée, animée par un feu riche et ardent, devant laquelle se tenaient Bastien et Oscar discutant à voix basse. Il en avait apprécié la chaleur plus tôt, mais à présent il se dit qu’il aurait pu vivre une existence entière sans avoir à reposer les yeux sur cet âtre et il aurait été heureux. Il sentit un frisson parcourir tout son corps, il n’avait rien à voir avec le froid.
Oscar et Bastien étaient apparemment arrivés à court de choses à dire et se tenaient silencieux à regarder les flammes. Ce ne fut que lorsque Jules s’éclaircit bruyamment la gorge qu’ils se retournèrent dans un sursaut. 
Oscar fut le premier à ses côtés. ‘Est-ce que ça va ?’ Il lui demanda. Il semblait lui poser la question très souvent ces derniers temps. Trop souvent. Et il était grand temps que Jules lui réponde enfin avec franchise.
‘Non,’ il souffla. ‘Non ça va pas. Et c’est à toi que je devrais poser la question, t’as vu dans quel état tu es ?’ Encore couvert d’écailles de sang et de boue, on aurait dit qu’Oscar sortait d’un combat avec une armée de barbares. En ayant perdu. Oscar évita la question d’un geste de la main, ‘J’ai vu pire. Comme le fait que visiblement on peut pas partir d’ici.’
Je peux pas m’en aller,’ Jules le corrigea.
‘Hum…’ Oscar sembla hésiter. Il lança un regard gêné à Bastien. Il avait l’air de ne pas vouloir angoisser Jules davantage, sans se rendre compte que son seul silence suffisait à faire apparaître des gouttelettes de sueurs sur le front de son frère. 
‘Quoi ?’ Jules insista. 
‘Je crois qu’on est coincés aussi.’
Bastien expliqua, ‘On a été plus loin que toi, mais on s’est senti mal avant d’atteindre le portail. Oscar était à deux doigts de vomir et moi je…’ Bastien fronça des sourcils, comme si cela lui était physiquement douloureux de l’avouer, ‘…j’avais du mal à respirer.’ A présent que Jules faisait attention, il pouvoir voir des traces de doigts dans la boue qui maculait la gorge de Bastien. Qu’avait-il fait d’eux ? Jules baissa la tête et la déclaration de Bastien résonna dans ses oreilles, ‘S’il y a une bonne chose à tirer de ton malaise c’est qu’il nous a fait nous arrêter. Je crois que si on s’était obstinés on serait tous tombés comme des mouches.’
Un silence tomba, lourd et explicite, seulement comblé par le craquement des flammes et leurs trois respirations difficiles. Jules ne savait pas s’il rêvait ou s’il entendait le son d’un murmure ravi, quelque part dans les étages.
« Maintenant ou jamais. » Visiblement le Manoir avait choisi pour eux.