Légères respirations et bruissements de tissus. Une toute autre nuit, Jules n’aurait pas trouvé plus douce berceuse qu’en cette combinaison de sons, serré comme il était entre son frère et son meilleur ami. Mais ce soir cela ne faisait que lui rappeler qu’ils dormaient dans la même chambre car ils ne supportaient pas l’idée de rester seuls dans le noir. En tout cas Oscar et Bastien semblaient effrayé. Tout ce que Jules ressentait était de la colère. De la colère contre lui-même, contre la maison, contre le monde entier tiens. Demain. Demain ils chercheraient une solution, et en trouveraient une. Mais en attendant, Jules se sentait désœuvré, inutile, excessivement réveillé et considérablement énervé. Alors qu’il fixait le plafond il crut voir apparaître des failles sous l’effet de sa rage. Mais bien entendu le plafond était aussi intact que cinq minutes auparavant, tâches d’humidité comprises, et le son aigu toujours présent dans ses oreilles. Le bruit avait commencé plus tôt et Jules pensait qu’il s’agissait du vent sifflant à travers les fenêtres mal isolées. Lorsqu’il avait demandé à Bastien et Oscar s’ils l’entendaient également, ils ne firent que le regarder d’un air curieux. Il sut alors qu’il s’agissait encore d’une illusion créée par les murs dans le but de l’effrayer, mais ce soir il le prenait moins comme une tentative d’intimidation que comme un défi. Et la maison se trompait grandement si elle croyait que Jules n’allait pas le relever. 
Il était sur ses jambes avant d’y avoir réfléchi, et attendit d’entendre les deux respirations se stabiliser dans son dos avant de sortir de la chambre, bougie à la main. Il fut accueillit comme à l’accoutumée par un vent glacial provenant des entrailles de la bâtisse et il tenta d’arrêter les claquements de ses mâchoires en les serrant le plus qu’il pouvait. Cela lui donnait presque un air déterminé et confiant. Presque. Un pas dans l’obscurité et la flamme de sa bougie se mit à vaciller. Les ombres paraissaient vivantes et animées, il tenta de se rappeler que ça ne venait que de la flamme. Que de la flamme. Même lorsque les formes paraissaient mouvoir et s’élargir à chaque clignement de ses yeux, il savait au fond de lui qu’il n’avait rien à craindre du noir. Jusqu’à cette minute, tous les évènements étranges s’étaient produits dans leurs têtes. Même les traces de doigts sur le cou de Bastien correspondaient vraisemblablement à ses propres mains; Il ne s’était pas rendu compte que ses doigts se courbaient autour de sa gorge à mesure qu’il s’éloignait du Manoir. Alors vraiment… la seule chose qu’il avait à craindre ce soir était lui-même, et il aurait du mal à s’éviter. Le noir n’était qu’une des nombreuses illusions jouant sur son cerveau, une illusion contre laquelle il fallait qu’il se batte. Il s’imaginait sur un échiquier, et au bout du plateau de jeu, la lumière, salvatrice, sauve, saine. Son regard se posa sur la faible lumière qu’il tenait dans les mains, et il se rendit compte qu’il avait tout faux. Il avait abordé le plateau de jeu du mauvais côté.
Il posa alors la chandelle sur le sol et s’éloigna lentement, en faisant demi tour. Son ombre projetée sur les murs paraissait muée de mouvements étranges et il ferma les yeux pour cesser de la voir. Il continua d’avancer à pas lents et mesurés. Plongé ainsi dans le noir, il se sentait comme un équilibriste, suspendu au dessus du vide. Il faisait le compromis de s’éloigner de la lumière, sans filet, en espérant que cela suffirait pour être à jamais débarrassé de l’obscurité. Il sursauta lorsqu’il son avant-bras toucha le verre froid de la fenêtre. Il ne s’était pas rendu compte qu’il avait marché jusqu’au palier du bureau de Schulze, aussi loin qu’il le pouvait, et poussa un soupir tremblant. Il ouvrit les yeux et fut saisi de terreur. La lumière. Elle s’était éteinte.
C’est alors qu’il les entendit. Des pas, aussi lents et précis que les siens l’avaient été, comme un écho fantôme. Mais en même temps très différents, car à mesure qu’ils s’approchaient, Jules entendit le bruit humide d’un tissu trempé frappant le plancher à chaque pas. 
 
Flop flop flop.

Les pas mirent une éternité à le rattraper, si longtemps qu’il crut qu’ils ne l’atteindraient jamais. Il n’aurait pas du espérer, et la surprise vint sous la forme du contact d’une main glacée et trempée avec sa nuque brûlante. Jules n’osait pas, ne pouvait pas se retourner. Il se contenta de se coller à la vitre, essayant de rompre le contact avec la peau humide. La surprise ne fut que plus grande lorsque la sensation disparut et ce fut la voix de Bastien qui rompit soudain le silence. 
‘As-tu peur ?’
Jules déglutit bruyamment, réalisant que l’être qui était dans son dos pouvait parler comme Bastien, mais n’était pas… Bastien. Il laissa sa tête tomber contre la vitre et soupira, ‘non.’
‘Menteur.’
‘Ha,’ Jules sourit, ‘je peux pas te contredire sur ce coup là.’ Un doigt accusateur se fit sentir dans son dos, douloureux au niveau de ses reins, et il perçut un souffle chaud sur sa nuque. 
‘Tu as tout, absolument tout gâché.’
‘Je… vois pas de quoi tu parles.’
‘MENTEUR !’ l’inconnu cria et Jules sentit le verre trembler sous ses mains. Au bout de quelques secondes les vibrations n’avaient pas cessé mais étaient devenues régulières, comme une respiration. Il plaqua ses paumes sur la vitre et oublia quelques instants la menace imminente pour s’étonner du phénomène, le lent mouvement du verre, le givre qui commençait à apparaître autour de ses phalanges. Mais « Bastien » ne se laisserait pas ignorer. Jules sentit une main délicate frôler son coude, ‘Nous aurions pu être heureux.’ Il perçut la tête de Bastien presser entre ses deux omoplates, ses cheveux crisser doucement contre son t-shirt, ‘Si tu n’avais pas tout gâché. Le sens-tu, l’étau qui se resserre lentement ? Le sens-tu ?’
Oui Jules le sentait, ou alors il semblait avoir perdu sa voix, quelque part entre sa bouche et ses poumons.
‘Je vais trouver un moyen de te faire disparaître,’ le ton de Bastien était presque empreint de regret, mais lorsqu’il continua sa voix laissait transparaître un sourire, ‘et nous serons enfin libres.’
L’instant d’après il était parti, laissant derrière lui une chaleur résiduelle qui emplit Jules de frissons. Il se dirigea lentement vers sa propre chambre, et ses yeux à présent plus qu’habitués à l’obscurité discernèrent l’empreinte d’un pied nu, creusée dans la cire de la bougie qui avait été renversée plus tôt. Jules s’y attendait, mais ne fut pas moins choqué lorsqu’il retrouva Bastien endormi aux côtés d’Oscar, le pied enduit d’une pellicule de cire durcie. Il reprit sa place sous les couverture et tenta de ne pas se recroqueviller de dégoût lorsque les doigts de Bastien se courbèrent gracieusement autour de son épaule.
 
***
 
Au matin le plus surpris, évidemment, était Bastien lui-même.
‘Qu’est-ce que –  ? Jules, Oscar, vous trouvez ça drôle ?’ 
Jules se réveilla en sursaut d’un rêve très agréable. Cela arrivait suffisamment rarement pour qu’il réponse à Bastien d’un ton plus sec que nécessaire. ‘Bon sang, qu’est-ce qui t’arrive ?’
Sans rien ajouter, Bastien lui montra son pied recouvert de cire, et Jules se remémora la nuit passée. Pas un cauchemar, donc. Il ne semblait plus savoir différencier le « judicieux » du « totalement stupide » et décida qu’annoncer à Bastien qu’il avait, au mieux, été possédé la nuit précédente, n’était pas vraiment une bonne idée. Dans la lumière du matin, l’énorme bleu couvrant la nuque de Bastien ne paraissait que plus effrayant, il marquait la peau immaculée d’un sceau macabre. Jules dut s’asseoir sur ses mains pour s’empêcher de le toucher, s'empêcher de frotter jusqu'à effacer ce qui ressemblait à une bavure d'encre. Parler de l’épisode d’hier ne ferait que les inquiéter inutilement. D’autant plus qu’il ne savait pas en quoi cela les aiderait à percer le mystère, le double fantomatique de son ami s’était avéré plus qu’énigmatique.
‘Hum… Tu as un passé de somnambule ?’ Jules tenta alors qu’Oscar se redressait lentement et cherchait maladroitement ses lunette, la mine endormie. 
Bastien l’ignora, trop occupé à essayer de gratter l’enveloppe dure grâce à son ongle, puis à retirer son pied de la main d’Oscar. ‘Arrête, ça chatouille !’
Oscar afficha alors un sourire sournois, avant d’attaquer la plante du pied de Bastien. Jules fit semblant d’être exaspéré en voyant les deux zouaves rouler sur son lit, couvrant la couette de fragments de cire. Plus que tout, il essayait d’ignorer la voix dans sa tête qui lui répétait en boucle, ‘Nous aurions pu être heureux, si tu n’avais pas tout gâché.’
Lorsqu’ils eurent terminé, il se gratta la gorge, ‘Vous avez bien tout dégueulassé, bravo.’
‘Hey, c’est votre faute,’ répondit Bastien, essoufflé.
‘C’était pas nous !’ protestèrent tous deux Oscar et Jules.
‘Urg, vous me dégoûtez,’ râla Bastien avant de se lever. Il parût hésiter devant la porte, comme s’il venait de se rappeler que non, ils ne pouvaient pas se déplacer comme ils le voulaient dans cette maison. Jules le vit secouer sa tête avant qu’il se retourne, un air feignant l’insouciance sur le visage, ‘Bon, vous venez ? On a des fesses surnaturelles à botter.’