Jules se sentait dérisoirement insignifiant. Il se voyait, lilliputien, courir sur la table du salon tout en zigzaguant entre les gouttes d’eau qui tombaient des mèches de Bastien et s’écrasaient comme d’énormes briques sur la surface cirée. Bastien, lui, surplombait la scène, ses yeux cruels posés sur la forme minuscule en cavale. Son souffle glacé formait des ouragans de poussière, à peine perturbés par l’eau qui continuait de s’abattre autour de Jules. Enfin, une immense goutte tomba sur sa tête, si lourde que la fine peau de Jules ne tint pas le choc et il disparut dans un torrent d’eau, de sang et d’entrailles.
 
Oui, c’est une mort à la fois féroce et rapide à laquelle Jules aurait aimé avoir droit. A la place, il allait probablement devoir supporter encore une heure de plus le lourd silence de ses deux compagnons, avant de craquer et tomber au sol pour creuser sa propre tombe dans le plancher. Une petite flaque s’accumulait lentement autour de Bastien, mais il n’en avait que faire. Ses yeux étaient fixes, légèrement écarquillés, perdus entre terreur et incompréhension. Oscar avait l’air simplement rassuré qu’ils soient tous les trois vivants, mais peut-être que son coup à la tête avait été plus violent qu’il ne laissait paraître, et il tenait d’ailleurs toujours une serviette sur la plaie béante. Jules n’arrivait juste pas à réaliser ce qui venait de se passer.  Le glas s’était tu et ils s’étaient relevés, affichant des expressions semblables à celles qu’ils avaient l’habitude de voir à leur réveil. D’ailleurs Jules avait eu la sensation de se réveiller d’un horrible cauchemar, mais trop de preuves allaient permettre le déni. Des marques cyanosées faisaient déjà leur apparence sur les bras de Sébastien, tandis que le sang d’Oscar coagulait sur le carrelage. D’un silencieux accord, ils étaient sortis de la salle de bain et étaient descendus dans le salon, le jour à peine levé effaçant peu à peu les terribles images des évènements qui avaient surgi dans l’obscurité. Jules savait pourquoi Bastien et Oscar étaient silencieux, ils attendaient de digérer ce qui s’était passé, peut-être essayaient-ils d’y trouver un sens. Il ne pensait pas qu’ils lui en voulait. Pas pour le moment. Jules n’allait pas s’en assurer en leur posant la question, et il aurait tout le temps de s’excuser plus tard. Il fallait qu’il réfléchisse. Il aurait une chance, une seule. De faire le bon choix, et de clore le chapitre une fois pour toutes. Il s’accrochait à l’illusion que la bonne décision allait lui permettre d’éviter les excuses. Et pourtant il devrait en fournir, s’il commettait une erreur. En admettant qu’une erreur les laisse vivants.
L'indécision le mettait mal à l'aise. Pourtant il n’avait pas menti. Sur le moment, avec la main glissante de Bastien contre sa paume et les tempes humides d’Oscar sous sa joue, tout avait paru clair. A présent il n’était plus très sûr. La maison l’avait manipulé encore et encore, à partir du moment où il avait posé son talon sur la première marche. Ses murs traîtres étaient imprégnés de mensonges et d’illusions. La clarté d'esprit qu'il avait ressenti était peut-être le dernier mirage qui allait les éliminer pour de bon. Et pourtant, quel choix lui restait-il, à part suivre son instinct ? Dans d’autres circonstances, Jules aurait apprécié le geste d’ironie. Le raté, le moins que rien, obligé pour sauver ceux qu’il aime de suivre son instinct alors que celui-ci lui avait fait défaut à tant d’occasions. Il fallait qu’il ait confiance en lui, une dernière fois. Il avait réappris à marcher, il fallait à présent qu’il avance.
 
‘Où est-ce que tu vas comme ça ?’ Oscar fut le premier à s’exprimer.
‘Je vais tous nous sauver, ou tous nous tuer, un des deux.’ Jules lui répondit.
‘Oh, très bien, je suis complètement rassuré.’ Son frère n’avait rien perdu de son ton sarcastique, et le son réchauffa le cœur de Jules. Celui-ci se serra ensuite d’autant plus car Jules n’osait pas s’imaginer, et pourtant les images mentales s’accumulaient à la périphérie de sa vision, s’il avait poussé un peu plus fort, s’il avait frappé un peu plus sur le côté et si Oscar s’était fendu le crâne sur le coin d’un meuble... Sur le moment, il se demanda s’il aurait pu survivre à la mort d’Oscar. La pensée était si terrible qu’il se voyait tomber en poussière à la même seconde que le dernier souffle d’Oscar. Et pourtant, celui-ci était toujours vivant, et il continuait d’avoir une confiance aveugle en Jules. Cela aurait du le déstabiliser quelque peu, mais au point où il en était, Jules prendrait tout le soutien auquel il pourrait avoir droit. Bastien... Bastien allait s’en remettre, un jour. Jules tourna les talons, incapable de les regarder une seconde de plus. Il avait peur que les restes de son courage s’envolent sous leurs regards.
 
Il monta les escaliers d’un pas vif, et ne s’arrêta qu’une fois arrivé devant l’entrée du bureau de Gaspard Schulze. Il tâta la lourde clé en argent au fond de sa poche. Elle était étrangement tiède, et même si elle était totalement immobile, Jules avait l’impression qu’elle vibrait sous ses doigts. Elle dégageait une impression d’impatience, comme un enfant qui rentre à la maison après de longues semaines loin du foyer. 
‘Il fallait que tu me le dises, comment tu voulais que je le sache ?’ Jules murmura, plus pour lui-même que pour l’objet dans sa poche. Il ouvrit délicatement la porte et entra dans le bureau. La dernière fois qu’il y avait posé les pieds, la paperasse, les bouloches de poussière et autres habitants de la pièce s’étaient rebellés et avait chassé Jules de la pièce. Visiblement, il était à nouveau le bienvenu, mais Jules était loin d’être rassuré. Son regard se posa sur le miroir brisé, orné de la macabre trace ensanglantée de son propre poing. Jules s’approcha avec précaution, et il vit que le miroir était légèrement décollé du mur, et seulement du côté droit. Il passa la main sur le pan gauche et sentit, sans surprise, les petits rivets pivotants qui maintenaient l’objet suspendu au mur. Jules réalisa qu’il s’agissait moins d’un vulgaire miroir que d’une porte. Derrière était dissimulé ce qui ressemblait à un large coffre fort. La clé se mit à vibrer véritablement dans sa poche, et il la tapota gentiment pour montrer qu’il avait compris. Il avait mis du temps, et il allait s’excuser pendant longtemps d’avoir été si lent, mais il allait se rattraper et tout arranger. Peut-être.
Jules glissa la clé dans la serrure et la tourna brusquement. La porte s’entrouvrit avec un déclic. C’est avec un des doigts tremblants que Jules révéla la dernière cachette de Gaspard Schulze.
 
***
 
Jules tendit une main fébrile vers la dépouille du propriétaire des lieux. Il s’attendait presque à ce que les phalanges nacrées se crispent autour de ses propres doigts, mais elles restèrent inertes et dénuées de vie, immobiles au creux de ses paumes. Il fut saisi par un sentiment de claustrophobie, il ne pouvait voir que trop bien les empreintes qu’auraient pu laisser ces mains sur les parois de cette prison.
 
‘Je t’ai trouvé, tu vois. Enfin... j’ai eu un peu d’aide.’ Jules aurait du se sentir mal à l’aise de converser avec un squelette, mais après les diverses interactions qu’il avait eu avec le défunt, il avait plutôt l’impression qu’ils se rencontraient enfin face à face.
‘Tu n’as pas réussi à me briser. Tu as bien essayé, je te l’accorde. Mais je suis toujours là. Contrairement à... ouais.’ Une fois qu’il avait commencé, Jules trouva qu’il avait du mal à s’arrêter. Il aurait du être gêné, mais la nervosité avait laissé place à la colère. Les deux parfaites rangées de dents lui servaient un rictus ironique, et tout ce que Jules avait envie de faire était de saisir le crâne et de le fracasser sur le sol jusqu’à ce qu’il disparaisse, que même la poussière soit avalée par les planches du parquet. A la place, il décida de montrer à son tourmenteur que ses instants de gloire avaient trouvé leur fin. ‘Je suppose que c’est plus compliqué de tuer quelqu’un quand on n’a plus de mains pour leur briser le crâne ou pour les maintenir sous l’eau jusqu’à ce que leur dernier souffle leur échappe. Alors tu m’as choisi comme moyen de substitution. Il ne me reste qu’une question, une seule. Pourquoi ?" Jules marqua une pause avant de reprendre. 'Oh je comprends ce qui s’est passé de ton vivant, évidemment. Ta femme a voulu se barrer avec un autre et ton égo ne l’a simplement pas supporté. Alors un beau soir, tu as tué ta femme, son amant, et quoi, tu t’es laissé mourir pour... les surveiller ?’ Même après tous les évènements incroyables auxquels il avait été témoin, l’idée semblait juste stupide. Et pourtant la preuve était là, sous ses yeux. Il pensait vraiment qu’en mettant son embryon de plan en œuvre, il allait trouver des réponses, mais pour le moment tout ce qu’il avait était toujours plus de questions. Est-ce que Gaspard était devenu fou ? Est-ce qu’il avait pris peur, après avoir assassiné sa femme, et s’était dissimulé, préférant mourir de faim que de honte ? Mais tout semblait étrangement prémédité, calculé, complètement fou et pourtant trop cohérent pour avoir trouvé naissance dans un esprit totalement dément. Gaspard s’était volontairement dissimulé derrière un miroir, pour ce qui semblait l’éternité. Tellement épris de son image qu’il en a perdu la tête.
‘Littéralement’ sourit Jules, le crâne de Gaspard Schulze en équilibre au creux de sa paume.
Qu’est-ce qui pouvait bien empêcher Schulze de répondre aux provocations de Jules ? Était-il immunisé ? Schulze était-il vidé d’énergie après avoir pris possession du corps de Jules ? Ce dernier doutait qu’il trouverait un jour réponse à ces questions si le tas d’ossements restait si désespérément inerte. Mais Jules pouvait vivre avec des questions. Jules pouvait vivre, tout court, et il estimait que c’était amplement suffisant.
Il avait l’impression qu’ils s’étaient tous les trois retrouvés plongés dans une guerre qui ne les concernaient pas, bien plus profonde, tellement plus écrasante que ce que leurs épaules pouvaient supporter. Et pourtant il comprenait pourquoi ils étaient devenus les victimes involontaires de cette lutte des esprits. Jules, le jeune homme rempli d’espoirs brisés et d’ambitions tuées dans l’œuf, toujours à regarder depuis le bord de la route défiler la vie de ses êtres chers. Jaloux, malgré lui, d’un bonheur qu’il pourrait obtenir s’il avait le courage de le poursuivre. Jules avait été si en colère, sans arrêt, que Gaspard avait probablement absorbé cette colère aussi goulûment qu’un assoiffé ayant trouvé une oasis dans le désert. Au final, ils avaient été si obnubilés par la vaine recherche d’une compréhension des vies de Gaspard, Elizabeth et Léonce qu’ils ne s’était pas rendu compte qu’ils étaient Gaspard, Elizabeth et Léonce. Et de la même façon que Schulze s’était servi de Jules pour tourmenter une nouvelle fois ses anciennes victimes, Elizabeth et Léonce s’étaient projetés à travers Bastien et Oscar pour essayer de les sauver. Et d’une certaine manière, de se sauver eux-mêmes.
 
Jules reposa le crâne de Gaspard Schulze, en lui soufflant de ne pas s’installer trop confortablement. Il ne savait pas vraiment quoi faire dans ce genre de situation, mais il avait bien une petite idée de ce qu’il allait faire, plus pour exorciser ses propres démons que parce qu’il pensait que ce serait une solution efficace. Jules s’éloigna du coffre à reculons, mais le tas d’ossements était immobile. Inoffensif.
 
***
 
‘Et tu crois sérieusement que ça va marcher ?’
‘Hum... non.’
‘D’accord.’
Bastien acquiesça, son visage contorsionné dans une moue dubitative.
‘Écoute, j’avais honnêtement envie de brûler la baraque entière, mais admettons qu’on sorte vivants d’ici, je me vois mal m’engager dans les batailles juridiques pour avoir écouté mes tripes. C’est l’idée qui a pris la seconde place,’ expliqua Jules en désignant du doigt le squelette de Gaspard Schulze qu’il avait jeté dans une tombe de fortune. Oscar était occupé à jouer nerveusement avec le briquet que Jules lui avait confié. 'En plus Elizabeth est toujours là-dedans," finit Jules avec signe de tête vers le Manoir.
‘Et tu es toujours pas prêt à m’accorder le bénéfice du doute quant à ma théorie de délire collectif ?’ Bastien demanda. ‘Parce que vraiment, je préfère cette explication.’
‘Peut-être que tu la préfère, mais c’est pas ce qui est arrivé,’ répondit Jules. ‘Comment tu t’expliques que j’ai pu trouver un squelette dans les murs ?’
‘L’illusion est très tenace.’
‘C’est pas une illusion. Oscar, aide-moi,’ supplia Jules.
‘Tu penses que j’aurais mal avant que ma main soit entièrement brûlée ?’ Oscar répondit d’un air rêveur, le bout des doigts dangereusement près de la flamme du briquet. Jules saisit le briquet, et décidant qu’il en avait assez de cette discussion stérile, il bloqua la flamme et jeta le tout sur les ossements nimbés d’alcool à brûler. Jules s’attendait à une apocalypse, du tonnerre ou peut-être une pluie de boyaux, mais rien ne se produisit. Les os brunirent et craquèrent, perturbant quelque peu le silence qui n’avait été interrompu que par la légère brise traversant le feuillage des arbres. Jules se demanda si cela avait été la dernière stratégie désespérée de Gaspard Schulze, se taire dans l’espoir de semer le doute dans son esprit. Jules avait-il perdu la tête ? D’après l’expression sur le visage de Bastien, il devait penser la même chose.
‘Je suis sûr de moi, Bastien,’ précisa Jules. Mais les yeux de Bastien continuèrent de parcourir le jardin de droite à gauche en signe de malaise. Soudain, son regard s’arrêta, et son expression de doute disparut pour laisser placer à la surprise. Jules et Oscar se tournèrent avec appréhension, se demandant ce qui avait bien pu interpeller Bastien.
Deux ombres, celles d’un homme et d’une femme, se tenaient côte à côté sous le chêne le plus âgé du parc, avec l’aspect aussi fragile que deux filigranes découpés dans l’air paisible. ‘C’est bon de vous revoir,’ transmit Jules en silence vers ce qui ne pouvait être que les silhouette de Léonce et Elizabeth, dénué des stigmates qui avaient été laissés par leur violent meurtre et les décennies de torture qui avaient suivi. Elizabeth répondit par un signe de la main, Léonce inclina légèrement la tête, et en l’espace d’un instant ils s’étaient évaporés.
‘J’ai pas rêvé là ?!’ demanda Bastien, incrédule. Ni Jules ni Oscar ne lui répondirent. Le surréel de la situation dépassait les frontières du langage, et le silence étouffa le son des derniers restes de Gaspard Schulze en combustion.
 
***
 
Ils avaient réussi. Jules s’éloignait à toute allure, avec la ferme intention de ne jamais se retourner. Mais une idée taraudait toujours son esprit. Un arrière-goût amer au fond de la gorge, comme un rêve oublié au réveil, comme l’envie de lancer un dernier adieu avant de quitter quelqu’un qu’on aime. Alors il jeta un rapide coup d’œil dans le rétroviseur, juste assez longtemps pour déceler une ombre derrière la fenêtre voisine du bureau, une silhouette percée de deux yeux écarlates. L’instant d’après le Manoir était dissimulé derrière les arbres, la voiture continuait sa progression vers la civilisation et Jules s’était presque persuadé qu’il avait rêvé. Mais même des années après avoir échappé au Manoir Schulze, il continuerait de se faire réveiller parfois par un regard luisant dans l’obscurité, perçant comme un laser. Il serait à jamais victime de la dernière illusion de la bâtisse : celle qu’il avait véritablement laissé ses démons derrière lui.