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Oscar et Bastien fixaient Jules comme deux statues de pierre. Le soleil se reflétait sur les multiples surfaces de cuivres et projetaient des formes irréelles sur leurs deux visages. Oscar avait la teinte du marbre, mais la lumière filtrant à travers les vitraux de la cuisine imprimait le visage de Bastien d’une myriade de couleur. Seuls leurs yeux étaient semblables. Ils avaient tous deux un regard de pierre, à glacer le sang d’un mort. Jules se mit remuer sur sa chaise, mal-à-l’aise. Les deux autres n’avaient pas bougé. Bastien n’avait même pas l’air de respirer. Tout ce que Jules ressentait était le poids lourd et silencieux de leurs reproches, suspendu dans l’air comme les pieds d’un pendu se balançant sous la brise. L’instant paraissait figé, tatoué dans la trame de l’espace-temps tel un sceau rouge de haine. Un moucheron se posa sur la joue d’Oscar, il ne battit même pas un cil.
‘Vous comptez dire quelque chose ou bien… ?’ 
‘Ou bien quoi ?’ Bastien demanda, quelque part dans le dos de Jules. Ce dernier se retourna vivement, puis à nouveau pour regarder l’emplacement où il avait vu Oscar et Bastien. Vide. 
‘Vous étiez juste… juste là, vous étiez juste là !’
Les yeux de Bastien s’écarquillèrent mais parurent douter, visiblement tiraillé entre l’envie de croire Jules et la pulsion de simplement lui dire qu’il devenait fou.
‘Je suis pas fou,’ Jules répondit à l’accusation qui voletait dans l’espace qui les séparait.
‘J’ai rien dit !’ Bastien répliqua.
‘Non mais tu l’as pensé très fort,’ Jules bougonna. Il se retourna à nouveau et fixa les deux chaises qui lui faisaient face. Il avait pourtant été sûr… Mais maintenant qu’il y réfléchissait, la scène avait été plus qu’étrange. Il avait l’impression d’être dans un de ses rêves, qui ne paraissait farfelu qu’au réveil.
‘Est-ce que je suis réveillé ?’ il s’interrogea. Oscar le frappa sur le coin du front en passant, avant de s’asseoir sur la chaise qu’il venait de quitter – qu’il n’avait jamais occupée. L’esprit de Jules devenait très confus. Et à présent il avait mal à la tête.
‘Apparemment oui,’ Oscar dit avec un sourire. 
‘Est-ce que tu comptes prendre la situation au sérieux un jour ?’
Oscar fit mine de réfléchir avant de répondre simplement, ‘Non.’
‘C’est d’un ridicule. Tu m’énerves tellement parfois que –‘
Je t’énerve ?' Il leva froidement un sourcil. 'Regarde-toi ! Tu vas finir par te ronger les os quand tu seras à bout d’ongles, tu stresses tellement. J’essaye de détendre l’atmosphère. Excuse-moi de m’inquiéter pour toi.’
Jules s’esclaffa, ‘Tu t’inquiètes pas pour moi ! Tu gères simplement la situation de la seule manière que tu connaisses. Le déni. Dommage qu’elle soit pas appropriée pour le merdier dans lequel on est.’
‘Non t’as raison. Mais à quoi ça va nous avancer de nous ronger les sangs, mh ? Hakuna Matata vieux.’
‘Hakuna –  tu es pathétique, Oscar, c’est officiel.’
‘Okay stop,’ la voix morne de Bastien se fit entendre au milieu de leur dispute. ‘Vous vous rendez compte qu’aucun de vous deux ne nous fait avancer ?’
Les deux frères baissèrent honteusement la tête et s’excusèrent à voix basse. 
‘Alors,’ Bastien reprit, comme si la discussion n’avait jamais eu lieu, ‘qu’est-ce qu’on fait ? L’un d’entre vous a une idée ?’
Jules traça du doigt les cernes du le bois, la tête et les oreilles remplies de bourdonnements d’abeilles. Des idées il en avait plein, il ne semblait simplement pas pouvoir s’exprimer. Un mot traversa le brouillard baignant son cerveau et il leva la tête.
‘Qu’est-ce que tu viens de dire ?’ il demanda à Oscar. Celui-ci plissa les yeux, contrarié de devoir se répéter.
‘J’ai dit, on devrait brûler le Manoir.’ 
Jules essaya. Vraiment. Mais il sentait le rire s’accumuler au fond de sa gorge, frapper sur les parois, ne demandant qu’à sortir, et il finit par ricaner au nez de son frère.
‘Vas-y rigole, n’empêche que c’est une idée !’ Oscar riposta.
‘Oui, une idée ridicule ! Eh, je hais devoir te le révéler Oscar, mais Stephen King est un écrivain, il invente des histoires. Tu sais, il les imagine. Toutes ces histoires de fantômes ça n’exis –’
‘Bon sang Jules, tu vas trop loin. Dis-moi que tu es encore en train de douter que quelque chose cloche ici. Essaye seulement de me mentir, essaye.’ Les yeux d’Oscar brûlaient d’une rancœur stockée dans son âme durant des années. A cet instant il haïssait Jules, pour ce qu’il avait fait, pour ce qu’il n’avait pas fait, et Jules le savait. Mais il n’avait pas le temps de s’attarder sur ces détails. Il ne revenait pas sur sa promesse, mais l’heure n’était pas aux rancœurs du passé, et il fallait qu’Oscar le comprenne.
‘Écoute,’ Jules murmura, ‘je suis désolé, d’accord ? Je suis profondément désolé. Et je parle pas que pour ce matin. Mais on a d’autres problèmes là. Il faut qu’on s’en aille d’ici, je suis d’accord. Mais on va pas brûler la maison.’
‘Pourquoi ?!’
‘Parce que c’est débile !’ Jules s’emporta.
‘Ta tête est débile !’
‘Bon sang on va jamais y arriver,’ Bastien se tenait la tête entre ses deux mains et pressait sur ses yeux avec ses paumes, si fort que Jules commençait à s’inquiéter pour sa santé. Il finit par se lever pour se diriger vers le salon, ‘Oscar, viens avec moi.’
‘Quoi ? Pourquoi ?’
‘Est-ce que tu as besoin de tout questionner comme ça, tu as quel âge ?! On va aller avoir une petite discussion à propos de ton idée dans le salon, et ensuite je viendrai en parler avec Jules, puisqu’apparemment vous pouvez pas mettre vos gamineries cinq minutes de côté afin d’avoir une discussion d’adultes.’
Oscar, fidèle à lui-même, se leva bruyamment et Jules l‘entendit traîner les pieds jusqu’à ce que Bastien referme la porte derrière eux.
Jules soupira et fut presque effrayé du bruit de sa propre respiration. Il admit que ça ne pouvait pas être bien étonnant, cela faisait deux jours qu’il ne s’était pas retrouvé tout seul. Le seul instant où l'un des trois quittait les autres était pour aller à la salle de bain, et le bruit des canalisations, les craquements du bois se faisaient entendre à tout moment. Il avait entendu des gens dire que le bois « respirait », mais – sans surprise – Jules n’était pas vraiment friand de cette expression. Le fait est que les murmures de la bâtisse les laissaient rarement seuls, et pourtant, à ce moment précis, Jules se sentit véritablement seul. Il avait l’impression de s’être retourné un beau jour pour découvrir que son ombre avait disparu. Ses poings se serrèrent. C’était bien la bonne expression, son « ombre » l’avait quittée. Il se retourna, presque par défi, mais ne vit rien. Et pour la première fois depuis longtemps, il eut vraiment l’impression que la pièce était vide. Jules inspira profondément, se gorgeant de la sensation de légèreté sur sa cage thoracique. Il avait envie de monter les marches quatre à quatre pour annoncer la nouvelle à Oscar et Bastien, et aussi un peu pour vérifier s’ils n’étaient pas tombés dans le gouffre qui semblait avoir avalé tous ses problèmes. Il réfréna la pulsion en se dirigeant vers la fenêtre. Il pouvait apercevoir l’endroit où se trouvait le petit bassin, même si le niveau trop bas de la cuisine ne permettait pas de voir son contenu. Si Jules était honnête avec lui-même, il pourrait s’avouer qu’il ne voudrait jamais savoir ce qu’il y avait au fond du bassin. Il serait d’ailleurs parfaitement heureux s’il n’avait plus jamais à s’en approcher. Puis il se corrigea mentalement. Il ne s’en était jamais approché. Ce n’était qu’un rêve. Il semblait avoir du mal à différencier la réalité de ses rêves ces temps ci. Il commençait à réfléchir sur l’importance de cette simple constatation lorsqu’il perçut du mouvement près du bassin. Dans la vieille roseraie. Celle-ci n’était plus que le triste spectre de ce qu’elle avait du être, un squelette torturé de tiges épineuses et stériles, mordu de mauvaises herbes. Quelques plants semblaient encore apte à porter des roses, mais Jules n’avait pas vu ne serait-ce qu’un bourgeon depuis qu’ils étaient arrivés.
Le mouvement s’accentua, Jules crut d’abord qu’il s’agissait des points apparaissant dans le champ de vision lorsqu’on se lève trop vite, mais au bout de quelques minutes il dut en venir à la conclusion qu’il voyait bel et bien de minuscules flocons virevoltant dans une brise inexistante. Sauf qu’ils étaient rouges. Jules plissa les yeux. Des pétales de roses étaient en train de tourbillonner dans l’air, ils se rapprochaient inexorablement du Manoir, moins comme attirées par un champ électromagnétique que comme une danseuse papillonnant vers le bout de la scène. Les pétales couraient sur la pelouse, tournoyaient dans les airs. Ils étaient si proches que Jules aurait pu les compter, s’il en avait seulement ressenti l’envie, s’il n’était pas si hypnotisé par la scène. Il entendait au loin des bruits de pas résonner dans les étages, des portes claquer, du verre se briser, mais il n’avait d’yeux que pour la ballerine toute de rouge vêtue, sans chaussons de danse.
‘Que le rideau rouge tombe,’ Jules s’entendit chuchoter malgré lui. Au même moment la fenêtre devant laquelle il se tenait fut peinte des premières gouttes écarlates. Les pétales frappèrent au carreau et tombèrent au sol, laissant derrière eux une coulée rouge vif. Un à un ils se heurtèrent contre la vitre jusqu’à ce qu’elle soit entièrement recouverte, et après un dernier cognement retentissant, le silence reprit son cours, seulement interrompu du bruit humide des gouttes tombant au sol de l’autre côté du mur. Jules était plus ou moins habitué à la vue du sang, la Maison en semblait particulièrement friande. Mais ce qui le fit véritablement frémir d’horreur, fut l’empreinte qu’il pouvait voir au milieu des coulées sanglantes, un visage contorsionné dans une expression éternelle de souffrance, un cri d’agonie. Jules ferma les yeux, serra les poings. Il savait que c’était une vision. Il le savait. Et lorsqu’il rouvrirait les yeux, tout aurait disparu.
Il ouvrit à moitié son œil gauche, le cœur battant la chamade. Les rayons du soleil baignèrent sa vision,  chauds et rassurants, nullement gênés par l’aspect de la vitre parfaitement limpide.
Jules s’affala sur la chaise que Bastien avait occupée. Il se sentait à la fois vidé d’énergie et de toute envie de se battre. Il se demandait s’ils arrivaient à quitter cet endroit, où s’il serait frappé de visions jusqu’à ce que son esprit ne craque. Il n’eut pas le temps de s’apitoyer bien longtemps sur son sort, il entendait déjà les pas de Bastien sur les marches de l’escalier. Jules se demanda s’il devait lui parler de ce qui venait de se passer. Il avait cinq secondes pour y réfléchir, mais lorsque Bastien entra dans la cuisine, il avait pris sa décision.
‘Je sais pas comment tu as fait pour supporter cette boule d’énergie pendant 23 ans, moi 5 minutes et j’ai déjà envie de me coucher en position fœtale et de pleurer. Eh, ça va toi ?’
‘Oui oui,’ Jules avala pour essayer de faire passer la boule qui obstruait sa gorge et poursuivit d’une voix étouffée, ‘ça va super.’
La chaise craqua sous le poids de Bastien lorsqu’il s’assit lourdement dessus. Jules posa sa tête sur la table. Il ne priait pas vraiment pour la fatigue s’en aille. Il priait surtout pour que Bastien ne la remarque pas.
‘Bonne nouvelle, j’ai réussi à convaincre ton fou de frère de ne pas brûler le seul et peut-être dernier toit que nous aurons au-dessus de notre tête.’
Jules pouffa et tourna la tête. Son regard fut attiré par une minuscule tache rouge sur la vitre, une salissure laissée par quelqu’un qui aurait mal nettoyé les carreaux. Il se sentait tristement réveillé tout à coup. Et surtout nauséeux. Il s’éclaircit la gorge avant de demander, ‘C’était la seule idée qu’on avait, pas vrai ?’ Son regard retomba sur la tache avant de se fixer sur l’expression dépitée et extenuée de Bastien.
‘Oui, à part si tu as eu une idée de génie entre temps.’
Les yeux de Jules filèrent à nouveau vers la fenêtre, il n’arrivait pas à se la sortir de l’esprit. Il tourna la tête, et il avait toujours l’impression qu’elle était dans son champ de vision. 
‘Qu’est-ce qui t’arrive ?’
‘Rien,’ Jules répliqua.
‘Jules. Tu arrêtes pas de regarder la fenêtre comme si elle t’avait piqué ton goûter. Tu as vu quelque chose ?’
‘Non,’ Jules se borna à répéter. Les sourcils de Bastien se froncèrent et il jeta un dernier regard suspicieux à Jules avant de se lever. Jules le surveilla en retenant son souffle, le vit s’approcher de la fenêtre, se tenir à quelques centimètres de la tache écarlate. Mais il fallait savoir où chercher pour la trouver, et même Jules n’arrivait pas à la voir les trois quarts du temps. Elle ne quittait pas sa tête, mais justement parce qu’il était sûr qu’elle en faisait partie intégrante. Elle existait autant que le mur de sang qu’il avait vu quelques minutes auparavant. Il soupira, se sentant étrangement soulagé. Bastien, lui, était toujours en train de scruter le domaine. Il admit sa défaite rapidement, et revint s’asseoir auprès de Jules. L’ambiance avait à nouveau viré au vinaigre, et Jules savait pourquoi. Mais il n’arrivait pas à partager ses visions. Il avait l’impression que ce serait raconter ses rêves les plus intimes. Parfois il avait l’impression que la maison lui parlait, lui disait des secrets qu’il était tenu de garder. Il se mit à rire silencieusement. Il perdait vraiment la tête.
‘Partage la blague ?’
‘Non laisse tomber.’
Bastien croisa les bras, choisissant de passer l’éponge pour cette fois. ‘Ma seule idée, c’est de trouver peu importe ce qui hante cette maison, et de s’en débarrasser.’
‘Hanter ?’
‘Oui, Jules, qu’est-ce que tu penses qu’il se passe ici ? Surprise sur prise ?’
‘Non je…’ Jules cherchait les mots pour formuler une phrase qui ne le fera pas sonner comme un pensionnaire d’asile, ‘j’ai toujours eu l’impression que c’était la faute de la maison.’ Il posa la main sur la table, doigts écartés, paumes collées contre le bois tiède, et il sourit. Il se sentait presque à l’aise, ou tout du moins à sa place. Comme une pièce de puzzle s’imbriquant avec sa voisine. 
‘On parle toujours d’esprits qui hantent les murs, mais c’est bien de ça qu’il s’agit, d’esprits. Les murs ont rien à voir avec ça.’
‘Je crois que tu te trompes,’ dit Jules d’une voix à peine audible.
‘Donc tu es d’accord avec ton frère, il faudrait brûler les murs ?’ douta Bastien.
‘NON !’ Jules se reprit et répéta d’une voix plus mesurée, ‘Non.’
‘Alors quoi ?’
‘J’en sais rien Bastien, c’est complètement dingue ce que tu racontes.’
‘Jules, tu peux pas être encore en train de douter là.’ Jules couvrit ses yeux, espérant que cela pourrait faire tout disparaître. Évidemment c’était inutile, et il entendait toujours la voix de Bastien s’emporter, ‘c’est ridicule.’
La vérité était que Jules était terrifié. Terrifié que la maison soit effectivement hantée. Jusqu’à ce moment les visions lui avaient fait voir les épisodes comme de très mauvais et horribles cauchemars. Mais avoir une discussion presque normale autour de la table de la cuisine à propos de fantômes était le phénomène le plus surnaturel dont il ait eu l’expérience depuis le début, simplement quelque chose que son esprit n’arrivait pas à assimiler. Et pourtant il croyait en les preuves, et les preuves lui disaient – quelles preuves ? Une petite voix se réjouit – les preuves étaient…  
‘Jules,’ Bastien l’interrompit. Jules ne s’était même pas rendu compte qu’il avait pensé à voix haute. ‘Je suis ta preuve. Oscar est ta preuve. Ca te suffit pas ?’
 
***
 
La porte du salon s’ouvrit avec fracas.
‘Bonne nouvelle Oscar, ton frère soutient ton idée.’
‘Vraiment ?’ Les yeux d’Oscar s’illuminèrent derrière les verres de ses lunettes.
‘Évidemment que non, bouffon.’ Jules se moqua. ‘Je suis prêt à entendre toutes tes idées, ne te détrompe pas, mais tu crois pas qu’il y a d’autres alternatives avant de tester ta solution ?
‘Oui ben ça va, je sais, on a déjà eu cette conversation avec Bastien,’ Oscar marmonna.
‘Je m’en doute, je voulais juste que ce soit bien clair. Je veux pas mourir dans un incendie parce que ton génie naturel a pas pu s’empêcher de s’exprimer.’
‘Je suis pas un pyromane.’
‘Les apparences sont trompeuses alors.’
Oscar lui servit son regard le plus meurtrier, mais Jules vit dans son ton et dans sa posture que sa colère était feinte. Pour le moment.
Bastien prit la parole en se massant les tempes, ‘Jules et moi sommes tombés plus ou moins d’accord pour trouver ce qui hante le Manoir et tenter de s’en débarrasser, ou au moins… je sais pas, convaincre la Chose de nous laisser partir.’
‘Pourquoi est-ce qu’elle nous empêche de nous en aller, déjà ?’ Oscar s’interrogea. 
‘J’en sais rien,’ admit Bastien. Il tapa nerveusement du pied. ‘Je pense qu’on le saura pas jusqu’à ce qu’on trouve qui est responsable. Ou quoi.’ Il réfléchit quelques instants avant d’ajouter, ‘Enfin, ça peut pas être 36 possibilités pas vrai ? Les seules personnes impliquées dans ce Manoir étaient Gaspard, sa femme et Léonce.’
L’estomac de Jules fit un bond à la mention du nom de Gaspard Schulze. Il se rappela la sensation d’extrême tristesse qu’il avait ressentie pour l’homme lorsque sa tragique histoire avait été révélée. Il n’arrivait pas à concilier sa compassion avec la haine qu’il ressentait pour l’esprit qui hantait à la fois les murs et sa tête. Il le sentait, dans son cœur, dans ses tripes, Gaspard ne pouvait pas être responsable. Ca ne collait pas. Lorsqu’il émit ses hypothèses à voix haute, ce fut au tour de Bastien de paraître dubitatif.
‘Si Margareth a réussi à partir avec Léonce, je vois pas pourquoi elle reviendrait hanter ces murs, c’est ça qui veut rien dire.’
‘Mais Léonce n’a jamais lu la dernière lettre,’ pipeta Oscar.
Un silence songeur s’installa dans la pièce, brisé soudainement par le son d’une porte claquant à l’étage. Malgré la peur insufflée, cela eu l’effet de les sortir de leur torpeur.
‘J’ai bien une idée…’ commença Bastien, ‘mais je garantis pas qu’elle soit bonne.’
 
***
 
‘D’accord, c’était une mauvaise idée,’ souffla Oscar. Jules inspectait ses paumes ensanglantées en tentant de retrouver son calme. Ils s’étaient mis d’accord pour fouiller le bureau de Gaspard, dernier endroit à tenir encore des traces de son propriétaire. Jules était plus réticent que les deux autres, mais il s’était tenu fermement face à la porte et l’avait poussée sans hésitation. S’il avait raison à propos de Schulze alors les preuves seraient de son côté, Jules s’avoua qu’il fallait qu’il arrête de lutter contre le courant.
Ce qui se passa ensuite est alors flou dans la tête de Jules. Il se souvenait s’être dirigé vers le fond de la pièce tandis qu’Oscar et Bastien avaient opté pour inspecter à nouveau le mystérieux secrétaire. Il était alors tombé nez à nez avec un miroir, le même miroir qu’il avait vu dans le couloir. Choqué il s’était retourné pour consulter Bastien et Oscar, mais lorsque ses yeux s’étaient reposé sur le miroir il avait vu… quelque chose. Cependant, plus Jules tentait de se souvenir de quoi, plus il avait l’impression de sentir le moment s’écouler entre ses doigts. Il ne se rappelait que de l’instant où, pris de panique, il avait frappé le miroir, s’entaillant profondément la main sur les fragments. Puis tous les papiers de la pièce s’étaient soulevés en un mouvement synchrone, et les trois garçons s’étaient retrouvé dans le couloir, de l’autre côté d’une porte qui restait obstinément close malgré leurs tentatives de l’ouvrir.
‘" Mauvaise " est un euphémisme,’ acquiesça Jules, tout en s’épongeant les paumes avec un mouchoir. Il avait déjà arrêté de saigner.
‘Au moins c’était une idée,’ Bastien se défendit, même si l’énergie faisait défaut derrière ses mots. Jules vit Oscar bailler profondément et Bastien épier les derniers rayons du soleil disparaissant derrière l’horizon, les yeux cernés et la mine sombre. Aussi terrifiant que le Manoir pouvait être durant la journée, il l’était encore plus une fois la nuit tombée, et Jules n’avait aucunement envie de rejoindre la cuisine après ce dont il y avait été témoin.
‘Qu’est-ce que vous dîtes de sauter le dîner et d’aller directement se coucher ?’ Jules proposa. ‘Je crois qu’on a bien mérité une bonne nuit de sommeil.’
Il passa un bras autour des épaules de Bastien et les aiguilla tous les deux vers sa chambre. Lorsqu’il referma la porte, ses entrailles étaient emplies d’une sensation ressemblant à de l’espoir. Demain serait un autre jour.