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"Tu peux arrêter de gigoter ?"
Jules s’arrêta brusquement de bouger et jeta un regard étonné dans la direction de Bastien. Il crut apercevoir une lueur rouge dans le reflet de la carafe posée sur la table de nuit, mais après vérification elle avait l’air parfaitement normale. Jules s’adressa alors au dos de Bastien. "Tu es réveillé ?"
"Bien sûr, tu m’as réveillé il y a au moins quatre coups de coude," Bastien soupira en se retournant.
"Désolé. J’arrive pas à dormir. Et j’essaye de m’éloigner d’Oscar, il est en train de baver sur son oreiller."
Bastien rit et se frotta les yeux, "Qu’est-ce qui te préoccupe vraiment ?"
"T’es sérieusement en train de me poser cette question ?" Jules parvenait à peine à distinguer ses traits à contre-jour de la pleine Lune, mais il savait que Bastien lui souriait lorsqu’il répondit, "Façon de parler."
Ils furent interrompus par trois coups secs frappés à la porte, suivis d’un rire d’enfant. Jules se raidit sous les draps et il sentit Bastien frissonner avant de siffler, "Qu’ils nous veulent à la fin ? Ils vont finir par me faire mourir, oui, mais de peur."
Tous les deux entendirent les ricanements s’éloigner avec un bruit de semelles claquant sur le parquet du couloir.
"Tu crois qu’ils peuvent s’en prendre à nous ?" Jules chuchota. Il parvenait à se convaincre qu’il baissait la voix pour ne pas réveiller Oscar, mais c’était aussi en partie car il avait peur que la chose revienne.
"Je pense pas," répondit Bastien, sans conviction. "Sinon ils auraient déjà fait quelque chose à l’heure qu’il est."
Excepté qu’ils ont déjà fait quelque chose, pensa Jules. Bastien n’était pas au courant de beaucoup de choses, mais il savait ce qui lui était arrivé, et il savait qu’Oscar avait disparu, perdu la mémoire.
"Mais il est revenu," Bastien contra, après que Jules lui ait exposé ses craintes. Jules se tut. Il savait qu’en discuter ne servirait à rien, aucun d’entre eux ne savait ce qui pouvait ou ne pouvait pas se passer. Jules décida qu’il allait suivre la philosophie d’Oscar le plus possible, même s’il préférait mourir plutôt que prononcer les mots « Hakuna Matata » de manière sérieuse. Mon frère est timbré.
Cependant il n’arrivait tout de même pas à trouver le sommeil, et il eut une idée.
"Eh Bastien, tu te souviens de Patrick ?"
"Patrick-qui-a-volé-mon-article-Patrick ?" Il sentit plus qu’il ne vit Bastien s’agiter sous la couette. Peut-être qu’il avait simplement trop chaud, il avait toujours des problèmes de températures internes.
"Mh mh. Il a divorcé de Jeanne, elle lui a pris la baraque, la bagnole, sans compter le gnome hideux qu’il désigne comme son enfant."
Bastien s’arrêta brusquement de bouger, apparemment confortable dans la position qu’il avait trouvée ; sur le dos, contemplant le plafond. "Et alors ?" 
"Ben, je sais pas," Jules riposta. Il imita inconsciemment la position de Bastien et lui répondit volontairement sur le même ton. S’il voulait jouer à ce jeu, Jules le pouvait également. "Je pensais qu’on pouvait avoir une discussion normale, se changer les idées de ce Manoir à la – "
Il fut interrompu par le bruit d’un vase se brisant à l’étage du dessous, puis celui de pas retentissants dans les escaliers.
"Tu vois ce que je veux dire ?" Il ajouta. Les doigts de Bastien se desserrèrent autour du drap et il les ramena devant son regard, croisant et décroisant ses phalanges. Il paraissait obnubilé par le mouvement, visiblement perdu dans ses pensées. Jules était à moitié décidé à retenter de dormir lorsque Bastien prit la parole d’un ton contemplatif.
"Et tu te souviens de Brigitte ?"
"La stagiaire ?" Jules se remit à fixer le plafond, les taches d’humidité formant des constellations au-dessus de sa tête. Mais il ne les voyait pas. Il se remémorait le jour où Brigitte avait renversé son café sur l’édition que Jules s’apprêtait à faire partir à l’imprimerie. Il se repassait le film mental de l’expression catastrophée de la petite blonde à lunettes, des tâches indélébiles et brunâtres sur le papier glacé. "Le merdier dans lequel elle nous a mis, c’était grandiose. Mais elle faisait toujours le meilleur café. Qu’est-ce qu’elle devient ? Toujours au journal ?"
"Elle est morte."
Jules ouvrit grand les yeux et lança un regard perplexe à Bastien. Il n’arrivait pas à croire qu’ils étaient en train d’avoir cette conversation. Le pire fut que Bastien sembla prendre l’incrédulité de Jules pour de la curiosité et poursuivit en hochant de la tête, "Accident de voiture."
"Bastien !" S’exclama Jules. "Tu crois pas que c’est," il baissa la voix jusqu’à un niveau à peine audible, "lugubre de parler d’une morte dans une maison hantée ?!"
"Terrible, l’accident," Bastien poursuivit d’un air rêveur. "Elle était tellement en charpie qu’ils ont envoyé un carton de la taille d’une boîte à chaussure à sa famille. Elle a même pas dû se rendre compte de ce qui lui arrivait, une seconde tu es en train de penser que tu en retard, que tu dois passer au Lavomatic en rentrant et l’instant d’après… Boum." Il accompagna l’onomatopée d’un geste de ses deux mains censé représenter l’instant fatidique entre la vie et la mort, ou peut-être un champignon atomique, Jules n’était pas sûr. "On te dit que quand tu meurs, ta vie défile devant tes yeux, mais Brigitte a pas eu le temps de voir défiler sa vie, elle a à peine eu le temps de voir arriver les feux d’en face."
"Bastien – " gémit Jules, mais Bastien l’interrompit en levant une main.
"Non Jules laisse moi finir. Peut-être que j’aurai plus la chance de te le dire, et en plus je vois pas ton visage là, ce qui est parfait." Jules crut le voir froncer les sourcils devant ses doigts entrecroisés, et Bastien prit une grande respiration avant de poursuivre, "Brigitte, et ce manoir, ça m’a fait réfléchir. On est vraiment pas grand-chose sur cette Terre, et en plus la vie telle qu’on l’a connaissait peut être interrompue en un instant. Tu sais ? Le temps de croiser une voiture qui roule en sens inverse sur l’autoroute, le temps de passer le pallier d’une maison hantée, aussi improbable que ça puisse paraître. Et ça m’a fait réaliser que…" Bastien ferma les yeux, l’expression peinée, comme si l’avouer lui était douloureux, "je peux plus me battre pour toi."
Jules ne pouvait même pas le regarder dans les yeux. Mais même le plafond semblait le fixer d’un regard accusateur. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Que Bastien se lavait les mains de lui et de ses problèmes, comme ça ?
"Quoi, tu… je –" Jules bafouilla, il n’arrivait même pas à prononcer les mots.
"Non !" Bastien s’écria, voyant que Jules s’était mépris sur ce qu’il venait de dire. Le volume sonore les alertèrent tous les deux, et ils portèrent un regard inquiet à Oscar, mais celui-ci dormait toujours d’un sommeil de plomb. Bastien reprit à voix basse, "Je serai toujours là pour toi, toujours. Mais est-ce que tu vois ce que je veux dire ?"
"Franchement ? Pas du tout," Jules admit.
"Tu ne t’appelles pas Brigitte !"
"Merci, je suis au courant. Mon nom est Jules, J-U –"
Bastien le frappa doucement dans l’épaule. "Fais pas le bouffon, Jules, je suis sérieux là."
"D’accord, alors commence à expliquer."
"On aurait très bien pu avoir un accident de voiture sur le chemin, mais c’est pas arrivé. A la place on est coincé ici, sans savoir véritablement ce qui va nous arriver.’ Bastien rit nerveusement à l’idée de prononcer les mots suivants, "Parfois j’ai le sentiment farfelu que cet endroit… cet endroit est notre purgatoire."
"Est-ce que tu as de la fièvre ?" Jules fit mine d’avancer sa main vers le front de Bastien, sachant que celui-ci allait la repousser d’un geste brusque.
"Je te parle pas de conneries religieuses ou de théologies bidon, d’accord, je te parle de… l’opportunité qui nous est tendue. Si on sort d’ici, on en sortira que meilleurs, c’est ça que je veux dire."
"D’accord… et le rapport avec ton histoire de te battre pour moi ?" Jules demanda, sans être sûr qu’il voulait véritablement entendre la réponse. Il essayait juste de garder le fil.
"Je crois que tu as compris. Il faut que tu arrêtes de compter sur moi et sur ton frère pour mener tes batailles. Cesse de te servir du monde comme d’une béquille pour avancer dans la vie. Tu as deux jambes parfaitement fonctionnelle, il est temps que tu apprennes à t’en servir.
"Ça fait longtemps que tu cogites, pas vrai ?"
"Un peu," admit Bastien. "Sache que c’était pas facile à dire, et que je suis carrément en train de profiter qu’on soit dans le noir et apeurés par une bande de fantômes."
Jules s’esclaffa et ferma les yeux. Il ne savait pas vraiment quoi penser de ce que Bastien venait de lui dire, mais il supposait qu'ils pouvaient toujours en reparler le lendemain. Pas aux environ de deux heures du matin. "Je t’en veux pas, va. Mais la prochaine fois que tu as un sujet sensible de la sorte, vas-y mollo sur les métaphores catholiques. Ça participe pas vraiment à ta crédulité."
Le son de Bastien se retournant parvint à ses oreilles lorsque celui-ci lui répondit, "Mais c’est ma spécialité." Jules sourit et lui souhaita bonne nuit.
"Bonne nuit Jules," Bastien répondit d’un ton endormi. "Fais de beaux rêves."
 
***
 
Jules se réveilla, quelques heures plus tard. Tout du moins il en avait l’impression. Il n’avait pas le courage d’ouvrir les yeux, mais il ne percevait pas la lumière qui percerait ses paupières s’il faisait jour. Il frissonna. Par réflexe, il s’étira, profitant d’être seul et confortablement installé dans son lit. Il ouvrit les yeux, brusquement alerte. Seul. Il était seul, et il avait froid parce qu’il avait l’habitude de dormir avec deux compagnons. Ils s’étaient pourtant mis d’accord, ils ne quittaient jamais la chambre à deux, justement pour éviter que le dernier ne se réveille et ne sache pas où étaient passés les autres. Peut-être qu’il y avait eu une urgence. Mais ils m’auraient réveillé. Peut-être qu’ils ont eu envie d’aller aux toilettes en même temps. Et ils pouvaient pas se retenir cinq minutes pour y aller à tour de rôle ? Il n’y avait qu’un seul moyen de savoir. Jules toucha les draps, le textile était froid entre ses doigts. Presque aussi glacé que ses entrailles lorsqu’il se rendit compte que Bastien et Oscar étaient partis, et ce depuis un moment déjà. Il était seul, entre les draps gelés et avec pour seule compagnie la mélodie morcelée d’un piano, s’élevant des étages inférieurs.
L’air avait démarré par des notes éparses rebondissant maladroitement contre les murs, mais lorsque Jules passa le seuil de sa chambre les notes se rassemblaient en un enchevêtrement de gammes. Ses pieds furent accompagnés du rythme de ce qui ressemblait à une furieuse gigue, et lorsque Jules atteignit le couloir qui menait au salon, l’air était parcouru du son d’une marche funeste. Jules ne voulait pas se l’avouer, mais si les changements brusques de mélodies lui faisaient penser aux étapes d’une vie, alors ce silence pesant ressemblait trop à une conclusion, l’aboutissement d’un périple mouvementé. Son esprit en était tatoué d’un mot de quatre lettres qu’il n’aurait pas pu prononcer à voix haute. Mort. La dérision qu’il ressentit alors, que cette impression morbide le frappe aussi tardivement alors qu’il vivait au milieu de fantômes.
D’une main tremblante, autant par la peur que par le froid qui régnait au sein du Manoir, il poussa la porte du salon. La lumière de la Lune traversait les longues fenêtres, jetant des ombres irréelles sur le plancher vieilli, son aspect vif et pâle accentuait encore l’effet glacial de l’ambiance. Jules regretta tout à coup de s’être levé. Certes, il devait toujours trouver son frère et Bastien, mais il était déjà à moitié convaincu qu’il ne les retrouverait qu’au moment où la maison le voudrait bien. Comme en réponse à ses pensées, il se rendit compte que le tabouret du piano était occupé. Par Oscar. Il le reconnut à ses minces épaules, au tee-shirt qu’il avait enfilé la veille avant d’aller se coucher. Il était affalé sur le piano, comme s’il était tombé endormi en plein milieu du morceau. Ou raide mort, une petite voix persifla dans la tête de Jules. Jules se précipita vers le piano, conscient que son instinct lui criait de courir dans le sens opposé. Quelque chose n’allait pas, mais il ne se rendit compte à quel point qu’au moment où il se retrouva aux côtés d’Oscar et découvrit qu’il ne s’agissait pas du tout d’Oscar. Un squelette était vautré sur le piano, les membres calcaires tombant du clavier de manière caricaturale. L’arrière de son crâne brillait lugubrement sous l’éclat de la Lune, excepté à l’endroit où l’os était brisé net, fendu d’une énorme entaille. Jules n’avait pas envie de remarquer ces détails, il n’avait même pas l’envie d’être là, immobile, figé sur place par l’incompréhension. Sa transe ne fut brisée que lorsque le bout des minces phalanges du squelette se mit à remuer délicatement. "À pianoter," Jules murmura. Comme s’il voulait reprendre le morceau qu’il avait abandonné en cours de route, et le finir. Jules recula doucement en essayant de ne pas faire de bruit, il ne savait pas si la chose l’avait entendu. Il ne savait même pas si cela avait une quelconque importance. Il voulait croire que tout ceci n’était pas réel, mais quelque chose semblait différent. C’était dans l’air, dans la façon qu’avait la lumière de rebondir sur les angles, dans la poussière qui volait dans l’air et congestionnait ses poumons. La sensation palpable et indéniable de réalité. Réel aussi fut le choc de se trouver bloqué dans sa fuite par une présence dans son dos. Lorsqu’il se retourna, il reconnut Bastien, malgré son état déplorable. Il en était réduit au même sort qu’Oscar, un ensemble d’ossements dépareillés, maintenus debout par la seule force de cette bâtisse maudite. Mais ses yeux étaient présents, même injectés de sang et terrifiants, Jules les aurait reconnus entre mille. Il poussa un cri d’horreur lorsque l’un des globes oculaires se détacha avec un bruit humide et roula sur le sol vers lui, une vision cauchemardesque. Jules allait bientôt perdre toute envie de s’enfuir, il fallait qu’il s’en aille. Il maîtrisa sa panique et contourna le squelette dressé au milieu du salon pour courir vers la porte. Il jeta un dernier regard en arrière, juste assez longtemps pour distinguer les deux squelettes aux mains tendues et avides, les doigts décharnés s’ouvrant et se refermant sur du vide, et il prit la fuite. 
 
Il se rua dans les escaliers, ignorant où il allait, tant que cette direction l’éloignait des deux monstres. Ses pieds le menèrent au rez-de-chaussée où il s’arrêta pour reprendre son souffle. Il ne savait même pas pourquoi il courait, personne ne semblait le suivre. Il savait cependant, il savait qu’être seul avait une toute autre définition ici. Peut-être que personne ne le poursuivait car ils étaient sans cesse avec lui. Il se retourna mais le couloir était sombre et vide, désert. Il remarqua alors le courant d’air qui parcourait ses bras. Il ne s’agissait pas des vagues glaciales qui sillonnaient parfois les couloirs, plutôt la sorte de vent qui pourrait s’infiltrer si quelqu’un avec oublié de fermer une porte. Sa suspicion fut confirmée lorsqu’il atteignit le hall d’entrée et découvrit la porte grande ouverte sur la nuit. Il n’eut que le temps d’apercevoir un panache de cheveux châtains avant que ceux-ci ne disparaissent derrière l’angle du mur. Jules reprit sa course, décidé à rattraper l’ombre qu’il savait être soit Oscar soit Bastien. S’ils étaient sous l’emprise de la chose régnant sur la plaine, il ne savait pas ce qui pourrait bien leur arriver. Rien ne serait sans conséquences. Des conséquences lourdes. Dramatiques. Jules secoua la tête, tenta de chasser les idées noires. Le noir était suffisamment omniprésent pour qu’il le laisse envahir son esprit également. L’ombre le devançait de peu, elle avançait pourtant lentement mais restait toujours à peine hors de portée. Jules ne savait pas si c’était encore un stratagème pour se jouer de lui, mais incapable de simplement faire demi-tour, il continua vaillamment sa poursuite. Il ne se rendit compte qu’un peu trop tard qu’il savait où ils allaient, et la pensée seule suffit à lui glacer le sang. Jules vit l’ombre – celle de Bastien, il en était sûr à présent – prendre un dernier tournant et il accélérer sa course. Jules était trop loin cependant, bien trop lent, et il ne pouvait qu’observer alors que la silhouette de Bastien déambulait pieds nus sur l’herbe, avec le rythme apathique et l’allure d’un somnambule. Et Jules ne pouvait que s’écrier lorsqu’il vit Bastien lever une jambe pour enjamber le petit parapet du bassin, et plonger dans la vase.
"NON !" Jules cria. Il ne pensait pas que ses jambes pouvaient le faire avancer plus vite, pourtant il atteignit le bassin en un temps record, et ce qu’il y vit le fit tomber sur ses genoux épuisés. La couverture de vase était toujours là, intacte. Bastien n’avait jamais été là. Jules leva la tête et soupira vers les étoiles en train de disparaître dans un ciel pâlissant. Une fine rosée commençait à perler sur ses avant-bras parcourus de frissons, il était temps qu’il rentre. Son regard se perdit sur le Manoir, son imposante prestance, ses murs denses, fiers et rassurants. Des apparences. Le temps que Jules rassemble son courage, le ciel s’était encore éclaircit, les premiers rayons du Soleil frappaient les vastes fenêtres, les peignant d’une gamme d’oranges et de rouges. Jules croyait distinguer du mouvement derrière les vitres, et l’agitation provoquait un mélange des couleurs qui lui faisait penser à un mur de flammes. Le cercueil de pierre animé d’une fournaise infernale. Peut-être pas de si solides apparences que ça, finalement, Jules pensa. Il avait l’impression que l’édifice lui renvoyait une vision de lui-même, d’y voir tout ce qu’il était ; une carcasse rigide surmontant les ruines de ce qui avait existé. Et tout comme il se demandait comment le bâtiment pouvait tenir debout, il se demandait sur quelles jambes il parvenait à marcher. Peut-être que Bastien avait tort finalement, peut-être que ses jambes étaient déjà nécrosées et perdues, des appendices inutiles au bout de son être. Bastien. Jules était là, occupé à l’étude de vulgaires métaphores tandis que Bastien et Oscar étaient peut-être en danger. Malgré cela, Jules commençait à être persuadé que se battre était inutile si tout ceci était en train d’avoir lieu dans son esprit.
Il faut au moins que j’essaye, il martela. Il se releva péniblement, les membres ankylosés d’humidité et de toute la fatigue que l’adrénaline avait abandonné derrière elle.
 
Il s’approcha de la bâtisse, mais s’arrêta rapidement. Ce qu’il avait pris pour une illusion d’optique n’en était pas une, il y avait bien du mouvement à l’intérieur du Manoir. Ainsi que devant la porte ; des enfants couraient et jouer dans l’herbe, sur le sentier. Jules était pétrifié, pourtant ses pieds continuaient de le porter, de le faire avancer lentement vers la porte d’entrée. Il passa sans encombre devant le groupe d’enfants qui continuaient de jouer et de bondir sur une marelle invisible. Il avançait comme l’on traverse une exposition, et le spectacle était macabre. Des jumelles faisaient sauter un garçon au-dessus d’une véritable corde terminée par un nœud coulant. Un autre jeune garçon aux grands yeux bleus était en train de donner des ordres à ce qui semblait être le cadavre d’un berger allemand. Une petite fille vêtue d’une robe à fleurs et portant deux tresses brouillonnes creusait la terre avec ses ongles, et avalait gloutonnement les vers extraits péniblement du sol. Jules parcourait la sordide exhibition sans pouvoir réagir. L’ironie est qu’à cet instant il avait l’impression d’être le spectre, hantant un monde qui n’était pas le sien. 
Il se détourna des enfants pour faire face à la porte d’entrée. Le son étouffé d’un orchestre à cordes parvenait à ses oreilles. Il était complètement pris au dépourvu. L’espace d’une seconde, il eut la tentation saugrenue de toquer à la porte. Il se réprimanda mentalement et saisit la poignée. 
Le Manoir était bondé. Robes, costumes et dentelles virevoltaient dans chaque pièce, le son de la musique était enivrant, le bruit de leurs conversations assourdissant. Des dizaines d’individus masqués tourbillonnaient dans les couloirs, des bras et des jambes frôlaient Jules de toutes parts et sa désorientation était telle qu’il faillit faire demi-tour, passant par la porte qu’il venait de franchir. Ces gens n’étaient pas censés avoir l’air réel. Pourtant ils étaient aussi immatériels pour lui que lui l’était pour eux, et tous se battirent rapidement pour capter son attention.
"Parfaitement incroyable ce système de tuyauteries, vous me donnerez volontiers l’adresse de l’artisan ?"
"Où est donc passée votre femme ?"
"Incroyable, oui."
"La plus improbable rumeur, mon Dieu !"
"Quelle finesse."
"Avez-vous entendu l’affaire Garnier ? Quel terrible sort."
"Il faudrait penser à signer ce contrat."
"– Affreux."
"J’ai une grande nouvelle à lui annoncer."
"Si triste."
"Je ne pourrai pas les retenir bien longtemps."
"– Fantastique –"
"– Terrible –"
"ARRÊTEZ !"
Jules se tenait au milieu de la foule d’hommes et de femmes masquées, il se bouchait les oreilles mais pouvait toujours voir leurs yeux perfides briller derrière leurs loups de dentelle. Un à un ils levèrent l’index pour le pointer du doigt, et se mirent à rire si fort que le son, bien qu’étouffé, parvenait nettement à ses oreilles. De l’autre main ils détachèrent la ficelle qui maintenait leurs masques, pour révéler leur visage.  Jules eut envie de crier, mais il était sourd, il était muet. Il priait le Seigneur pour devenir aveugle également. Car derrière les masques se dissimulaient les visages d’Oscar et de Bastien, et une fois que ceux-ci étaient tombés, plus aucune barrière ne se tenait entre lui et leurs railleries cruelles. Jules opta pour la seule solution qu’il connaissait. La fuite. 
 
Il suivit le trajet inverse qu’il avait parcouru plus tôt lorsqu’il avait quitté le salon. Il accélérait le pas à chaque marche, et bientôt les contours de sa vision devinrent troubles, les murs et les angles fusionnaient dans un amalgame indistinct, défilaient à un rythme qui lui donnait le vertige. Il se demanda un instant si ce serait sa vie à présent, courir tel un poulet sans tête, hanté par ce qui était ou ce qu’il considérait comme sa famille. Il monta cette fois jusqu’au deuxième étage, ses jambes protestant à chaque marche, mais trouva le couloir déjà occupé. Bastien et Oscar s’y tenaient côte à côte, trop près pour que ce soit naturel. Leurs bras translucides se touchaient, leurs contours se mélangeaient comme deux colonnes de fumée. Les faibles rayons du Soleil perçant le feuillage à l’extérieur de la fenêtre traversaient leurs deux silhouettes diaphanes, accentuant encore l’absence de vie de leurs traits. Jules pensait que la situation ne pouvait pas être pire, jusqu’à ce que les deux spectres ne se mettent à avancer vers lui. Ils semblaient moins flotter qu’être traînés, les semelles de leurs chaussures immatérielles râpaient sur le sol avec un bruit strident.
Jules ne savait pas exactement ce qu’ils pourraient lui faire s’ils l’atteignaient, mais il n’allait pas attendre de le découvrir et fit à nouveau demi-tour. Il prit le temps de descendre une volée de marches pour réfléchir ; il commençait à être à court de lieux où prendre refuge. Le son de l’orchestre résonnait toujours au rez-de-chaussée, Jules comprit vite qu’il n’avait pas le choix et s’arrêta au premier étage. Il respira profondément avant d’entrer dans le couloir, mais celui-ci était désert. Il avança délicatement, le plus silencieusement qu’il pouvait. Il décida de se cacher dans une des premières pièces, qui s’avérait être la salle de bain. Il poussa la porte mais entra dans la pièce à reculons, voulant repousser le plus possible le moment où il allait perdre le couloir de vue. Il ne savait pas pourquoi, mais il ne lui disait rien qui vaille. Les fantômes avaient été plutôt dociles jusqu’à présent, mais Jules ne pouvait s’empêcher d’imaginer l’hybride squelettique de son frère et de Bastien se tenant juste dans son dos. Un objet contondant à la main, attendant le moment où il s’y attendait le moins pour lui administrer le coup fatal
"Jules !"
Jules sursauta et se retourna brutalement. Oscar et Bastien se tenait au centre de la salle de bain. Évidemment qu’ils étaient là. Jules ferma les yeux et retomba contre la porte, sa tête cognant lourdement contre le bois.
 
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 "Je sais pas ce que vous me voulez," il prononça clairement, ne s’adressant à personne en particulier.
"De quoi tu parles Jules ?" Jules perçut le ton jovial de Bastien et ouvrit les yeux. La vue était dérangeante. Le visage de Bastien était fendu en deux par un rictus, trop large et trop forcé. En comparaison, Oscar ressemblait à une vulgaire ombre, son teint terne se fondait presque avec les murs. Jules sentait que les esprits testaient les limites en prenant les apparences de Bastien et d’Oscar, mais ils n’étaient clairement pas encore maîtres de l’illusion qu’ils cherchaient à créer. Le rendu était risible, au mieux. Mais si Jules devait l’admettre, également légèrement effrayant. Il ne pouvait empêcher le dégoût transparaître dans son expression, remuant ses entrailles, examiné comme il se sentait par « Bastien », son regard absent de battements de cils et son horrible grimace. 
 
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Mais l’aube était arrivée, et avec elle Jules semblait avoir retrouvé une partie de son courage. Ou peut-être était-il trop exténué pour s’inquiéter de son sort. Quelles que soient les raisons, il se détacha de la porte et avança lentement vers les deux garçons, le visage dénué d’expression et le cœur vide d’émotions. Il était éreinté, à bout de nerf, et ils allaient se rendre compte à quel point. « Bastien » écarquilla les yeux, prit de court par le retournement de situation. « Oscar » se contentait de se tenir droit au centre de la pièce, bras ballants et visage terne. Pourtant lorsque Jules le frôla en passant, il sentit l’empreinte glacée de cinq doigts se resserrer autour de son avant-bras. Par réflexe il tenta d’abord faiblement de se dégager de la poigne d’ « Oscar », mais les doigts ne faisaient que se crisper de plus en plus avec chacun de ses mouvements. Pendant sa lutte inutile, Jules s’attarda sur le visage de celui qui avait pris l’apparence de son frère, et le regretta aussitôt. Des rides de tension perçaient l’expression de dédain, les yeux grisâtres étaient en fait noirs de rage. Ce que Jules avait pris pour de l’austérité était en vérité une colère si contenue qu’elle formait un masque impassible sur une fureur brûlante. Jules en était persuadé, la chose n’allait pas le tuer. Elle allait l’anéantir. Même si son esprit en était sûr, son corps en avait décidé autrement. Il ne se rendit compte qu’à retardement que ses bras étaient libres, et que « Oscar » chutait comme au ralenti, tombait vers l’arrière jusqu’à ce qu’il frappe le mur tête la première.  Sa chute subit un deuxième temps et il toucha lentement le sol, peignant une trainée de sang sur le mur derrière lui. Jules resta figé quelques instants, de peur que la chose ne se relève, mais elle resta inerte sur le sol. Pour la première fois, Jules avait l’impression d’avoir une chance. Peut-être que le défi n’était pas impossible, finalement. Peut-être s’agissait-il d’un test.
Il se retourna lentement, un sourire pointant sur son visage. Il examina l’apparence de « Bastien », qui n’avait pas bougé durant l’altercation. Jules ne savait pas si la pâleur était vraiment un critère à utiliser pour un esprit, mais l’expression inquiète sur le visage de la chose était indéniable. Jules se sentait presque invincible, et à son plus vulnérable à la fois. Il était arrivé au terminus, la dernière épreuve, et il n’aurait droit qu’à un seul essai.
Il s’adressa autant à lui-même qu’à l’esprit qui était toutes oreilles. ‘Bastien… Pas toi, le vrai Bastien, me parlait de purgatoire.’ Il rit nerveusement en se remémorant les mots de son ami. ‘Sur le moment je me suis moqué de lui, mais peut-être qu’il avait raison finalement.’ Il avait parcouru la moitié du chemin qui le séparait de « Bastien », chaque mot était ponctué d’un pas tapant sèchement sur le parquet. 
" 'Hâte-toi de t’accorder avec ton adversaire, tant que tu es encore avec lui sur le chemin, de peur que l’adversaire ne te livre au juge, et le juge au garde, et qu’on ne te jette en prison.' " Il était à présent à quelques pas de « Bastien ». " 'En vérité, je te le dis –" Un pas, "tu ne sortiras pas de là que tu n’aies payé jusqu'au –" Un pas supplémentaire, "dernier –" Quelques centimètres à peine les séparaient à présent. 
 
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"Centime.' " « Bastien » semblait figé dans le temps, seuls ses yeux s’écarquillèrent lorsque Jules ponctua sa phrase par un violent coup dans son sternum. Les genoux de « Bastien » se courbèrent autour du rebord de la baignoire, et il trébucha en arrière, plongea dans l’eau qui s’étaient lentement accumulée avec le goutte-à-goutte du robinet.
"L’épreuve du feu est pas vraiment au programme là tout de suite, mais celle de l’eau devrait suffire, pas vrai ?" Il questionna « Bastien », bien que la chose soit piégée sous l’eau par la pression que les mains de Jules appliquaient sur ses épaules.
"Ne dit-on pas que l’eau est purificatrice ?" Il tonna entre le son de deux éclaboussures. Jules se sentait  euphorique, il avait envie de rire à gorge déployée mais la force qu’exigeait de garder « Bastien » sous l’eau lui coupait le souffle. Il chuchota à la place, comme un secret noyé sous le bruit des projections, "Mon petit poisson, noyer mon petit poisson…" Il ne s’était pas senti aussi puissant depuis longtemps. Peut-être jamais. Il agissait directement contre les esprits du Manoir, il livrait ses propres batailles, et il gagnait. Il n’allait plus prier passivement pour que ses illusions s’évaporent, il allait les faire disparaître de lui-même, même si cela impliquait un duel furieux dans des litres d’eau glacée, la morsure d’ongles acérés sur le dos de ses mains tétanisées de froid, l’horreur de regarder le sosie de son meilleur ami dans ses yeux noirs de trahison tandis que les forces de celui-ci l’abandonnaient. Jules se força pourtant, il allait le toiser jusqu’à ce que ses mouvements cessent, jusqu’à ce qu’il disparaisse. Le regarder était également rendu difficile par le fait que l'illusion perdait forme. La vision de Jules était frappée d'images parasites, trop brèves pour qu'il ne puisse les distinguer, la houle d'une longue chevelure châtain flottant dans l'eau, les motifs d'une tenue de dentelle noire. L'instant suivant l'image de « Bastien » était revenue, ses cheveux blonds formant un halo irisé autour de son visage. Son corps s’immobilisa enfin sous la surface d’eau glaciale, les lèvres bleuies restèrent béantes et les yeux injectés de sang se figèrent dans une expression d’éternelle surprise. 
La lumière douce du soleil matinal filtrait à travers les carreaux encrassés, le silence paisible régnant dans la pièce n’était brisé par intermittence que par la respiration lourde et pénible de Jules, et les gouttes qui tombaient au sol, nourries par les derniers remous de l’eau. Et le corps gisait toujours au fond de la baignoire.
Il jeta un coup d'œil en arrière et détecta les contours de la forme étalée au sol, toujours inconsciente, toujours là. Rien ne tournait rond. Les esprits auraient du disparaître, Jules en était sûr.
« Tu seras jamais invisible pour moi » avaient été ses mots. Et je ne serai jamais invisible pour toi.
Jules était persuadé que si son cœur avait pu s’arrêter, il l’aurait fait. A la place, il se mit à battre deux fois plus vite, poignardant sa cage thoracique à chaque pulsation. « Bastien » n’avait jamais été présent. Bastien l’était. 
 
Les sons étaient grotesquement accentués par la tranquillité du reste du monde. Le corps humide de Bastien faisant contact avec les planches du parquet. Les sifflements de ses poumons chaque fois que Jules forçait sur son sternum. Le craquement d’une côte lorsque Jules s’acharna à insuffler de l’oxygène à ses organes malgré les cinq minutes écoulées et l’immobilité toujours parfaite du corps étendu sur le sol.
Le sonnerie funèbre d’un glas retentit dans le village en contrebas mais Jules ne parvenait pas à réaliser. Que non seulement Bastien pouvait être mort, mais qu’il en était le seul et unique responsable. Il n’avait jamais autant souhaité être en plein cauchemar, mais il ne savait que trop bien que le seul cauchemar était lui.
Perdu et désorienté, il persistait à essayer de réanimer Bastien par pur réflexe, comme sous pilote automatique. Mais il commençait à reprendre ses esprits, pensées morbides comprises, et il s’apprêtait à déclarer défaite lorsqu’une giclée d’eau rosâtre jaillit de la bouche de Bastien. Ses paupières s’ouvrirent subitement et il se retourna d’un geste, régurgitant de l’eau ensanglantée sur le parquet mité, ses mains si crispées que ses articulations étaient livides. 
Les vagues de soulagement frappèrent Jules avec une telle force qu’il faillit en chavirer. Cependant son travail n’était pas tout à fait terminé. Il repoussa ses cheveux trempés de son visage et son regard se posa sur ce qu’il savait à présent être son frère. Il rampa à moitié en direction de sa silhouette voûtée, et il vit les yeux d’Oscar lentement s’ouvrir en réponse au bruit de son pantalon frottant contre le sol. Comme s’il avait été inconscient durant la lutte qui avait eu lieu; Jules n’avait pas envie de faire la lumière sur les détails. Il n’avait plus l’envie de rien, si ce n’est d’arrêter le temps. Il vit les yeux d'Oscar s'ébahir d'incompréhension mais Jules secoua la tête et s’écroula à ses côtés. Il entendit Bastien l'imiter en tombant lourdement, rejoindre le triste spectacle des marionnettes aux ficelles sectionnées, et Jules tendit un bras dans sa direction.
Le front moite de son frère contre sa tempe et la main de Bastien au creux de la sienne, il fixa le plafond et murmura, autant pour le compte de la bâtisse que pour les deux garçons, "Je sais quoi faire."